En termes de psychologie des profondeurs – Guez manifestait également un intérêt avéré pour les ouvrages de C.G. Jung – ce voyage intérieur, cette rencontre avec l’Ange équivaut à la découverte d’un ordre supérieur à celui de l’ego, destiné à lui survivre, le Soi, imago dei dans l’âme, souvent représentée dans la civilisation occidentale par la figure du Christ [36]. Le symbolisme alchimique, qui a longtemps préoccupé C.G. Jung aussi bien qu’H. Corbin, exprime ce processus par une richesse d’images dont la plus forte, peut-être, est celle de la Vierge-Mère.
Pour Guez, la naissance du Verbe dans l’âme est intimement liée à l’expérience de l’écriture. La figure de la Vierge Marie se confond chez lui, dans la tradition romantique de Novalis ou de Nerval, avec celle d’Isis, de Diane/Hécate, déesse de la lune et grande inspiratrice de la parole poétique : « Isis-la-Noire... La nuit, la nuit qui inspire l’ordre, qui inspire le Verbe de Dieu, qui le fait venir, qui l’accouche, en quelque sorte » [37]. Tout comme la lune a une face cachée, cette divinité tourne son visage du côté du royaume invisible de la mort (Hadès, « sans vue »). Sous les traits de la Vierge Noire, hiératique et terrible, elle conduit les âmes dans l’au-delà. Dès lors, elle détient un double pouvoir : de Vie (en tant que divinité de la parturition) et de Mort (en tant que divinité psychopompe). Chez Guez, la figure de la Vierge Marie se rapproche beaucoup de l’antique Grande Mère, l’orientale Cybèle. Par cette union de contrastes, elle intègre son « ombre », trait caractéristique, selon Jung, des divinités orientales [38]. C’est manifestement ce visage ténébreux de la Vierge qui intéresse le plus le poète.
Suivant la tradition romantique, Guez lie indissolublement la Mort et la Poésie. Image de la Mort, la Vierge Noire préside à la création, inspire le poète, voire « co-signe » avec lui (« la mort même qui écrit avec le poète et signe avec lui ») ou contresigne (« La Mort a contresigné le Livre [...] » [39]). Dès lors, le poète peut de nouveau revêtir un de ses anciens rôles, celui de « passeur d’âmes » (« le poète est le passeur traditionnel de l’homme d’un endroit à un autre » [40]), de psychopompe :
La barque funèbre
Aura mon épouse pour nocher
Dussé-je engager La Parole [41].
La force de cette parole poétique se mesure à la difficulté de sa tâche. Guez aurait pu souscrire à la haute exigence que Blanchot relève chez Rilke : « nous devons être les figurateurs et les poètes de notre mort » [42]. Ainsi, écrivait-il en 1982 dans La Nuit ordonne :
Je voudrais dégager la présence qui parle le sentiment de la mort, cette langue peu fréquentée qui interroge sans réduire le compost de ses questions. Ce sentiment de la mort, je voudrais en tracer la cartographie, visible et invisible, pour la part que j’en connaissais [43].
Chez Guez, cette connaissance n’est pas d’abord d’ordre spéculatif mais expérimental. Dans ce texte en prose, La Nuit ordonne, le poète fait le récit de ses principales visions, événements psycho-spirituels qui constituent autant de repères dans un territoire à déterminer, à « cartographier ». Dans la gnose ismaélienne, il s’appellerait « Terre des visions » ou « Terre de résurrection » et désignerait le lieu où l’âme s’éveille à son Orient.
La Dormition
Cette recherche de l’Orient métaphysique s’est manifestée aussi chez Guez par l’intérêt pour le christianisme oriental, notamment pour la théologie orthodoxe. Théologie de l’image tout autant que théologie en images, la Tradition (entendue comme contenu dogmatique) de l’Eglise orthodoxe est parfaitement traduite dans l’art de l’icône.
Le poète se sent intuitivement attiré par ce type de représentation dont la signification ne lui échappe pas. Ainsi, l’entretien avec Claude Mettra repris dans le recueil posthume L’A venturée s’achève sur ce point d’orgue :
Pourtant nous sommes appelés par la Messe non seulement à la Croix qui est une étape initiatique, nous sommes appelés à un banquet céleste et à une noce mystique. Et du reste, dans les peintures orthodoxes, on peint les saints à l’image, à la ressemblance du Christ. De la même façon que les enfants ressemblent à leurs parents, nous ressemblons tous en chair et en os, et vous-même, au Christ. Nous aurons son visage comme lieu de notre ressemblance. Nous lui ressemblerons en chair et en os, et par la Communion nous communions aussi sa chair et ses os, nous communions à la lettre et dans tous les sens, comme dirait Rimbaud, jusqu’à notre ressemblance parfaite avec lui. Nous sommes appelés à un banquet nuptial [44].
Accomplir la ressemblance avec le Christ est le but de toute anthropologie chrétienne. Dans cette entreprise, la Vierge Marie représente un soutien aussi bien qu’un guide. Un type iconographique s’appelle justement Hodigitria, en grec « qui montre la voie ». Elle tient dans ses bras l’enfant bénissant qu’elle désigne de sa main droite. Elle qui a accueilli et enfanté Dieu est chantée dans certains textes liturgiques comme la « Porte de l’Orient » [45]. Cette métaphore repose sur une autre, plus connue, celle du Christ, « Soleil de justice » ou « Orient d’en haut ». Comme nous l’avons montré, l’image de la Vierge-Mère, richement déclinée dans l’iconographie orthodoxe, représente symboliquement la venue de Dieu dans l’âme.
Mais cet événement est le pendant d’un autre dont la signification est donnée par l’une des plus importantes fêtes consacrées à la Vierge : la Dormition, nom oriental de l’Assomption [46]. Il arrive même que ces événements soient représentés sur les deux faces d’une même icône (figs. 13 et 14). Olivier Clément explique en ces termes le sens profond de la Dormition dans une réflexion sur l’icône de la fête (fig. 14) :
La Mère est morte, sa dépouille barre horizontalement la composition, noire chrysalide. Mais l’espace de la mort s’ouvre, le Christ apparaît victorieux, verticale de lumière qui fait de l’icône une croix de gloire. Il prend dans ses bras l’âme non désincarnée de sa Mère, représentée comme un enfant qui achève de naître dans le Royaume. Et il serre contre le sien le visage de cette femme-enfant : germe et anticipation de la création transfigurée. (...) Dans le corps de la Vierge, (...) dans ce corps emporté vers la Lumière originelle et finale, toute la création est assumée par l’Incréé, toute la chair de la terre devient eucharistie [47].
L’interprétation de la Dormition comme une préfiguration du salut cosmique, courante dans la théologie orthodoxe, est très marquée chez les penseurs russes où la sophiologie, la vénération de la sagesse de Dieu (la Sophia), a pris un caractère marial [48]. Guez qui fait plusieurs fois référence aux travaux de Serge Boulgakov, illustre représentant de la théologie russe du XXe siècle, avait de quoi être attiré par cette interprétation car elle se rapproche de la conception alchimique de la matière qui a besoin d’être délivrée par l’esprit, à une nuance près. Là où l’alchimie dit : « Ce n’est pas l’homme qui doit être racheté, mais la matière » [49], la théologie orthodoxe dirait : « Ce n’est pas l’homme seul qui a besoin d’être racheté, mais toute la matière, toute la création ».