La relation homme-ciel se reflète d’abord dans les deux personnages : le moine taoïste et le bandit, aussi dans la perspective aérienne et cavalière du peintre chinois, qui s’obtient à partir de l’idée du voyage. Les nombreux trajets que Tianyi a effectués en Chine et en Europe suivent des règles telles qu’observer le petit à travers le grand et les trois lointains, qui permettent de créer la distance, d’envisager le paysage dans son intégralité et d’en saisir les transformations en cours. La distance est aussi manifestée par l’idée d’« entre », qui comprend la distinction, la séparation et en même temps l’interaction entre les entités. L’apprentissage de la peinture d’un continent à l’autre permet à Tianyi de connaître les trois étapes du voir dans la peinture chinoise : voir-ne plus voir-revoir.

Enfin en ce qui concerne la cinquième dimension, afin de s’imprégner complètement dans le paysage, le narrateur-auteur propose le jeûne de cœur et l’union avec l’univers vivant. Dans l’oubli total de soi, les personnages font corps soit avec l’univers soit avec leur entourage. François Cheng enrichit le yi-jing « dimension d’âme » dans sa poésie et ses romans par la métaphore et le symbolisme établis entre les personnages et la nature. L’unicité de l’être et de l’instant fait de leur rencontre inattendue la vraie beauté.

Le dernier chapitre traite de la genèse du pictural dans l’espace littéraire de François Cheng en se focalisant sur la dimension spatio-temporelle. Afin de mettre en valeur l’espace, le temps chez François Cheng connaît un estompage, ce qui se remarque surtout dans l’utilisation des marqueurs de temps qui deviennent de moins en moins précis avec le développement du récit. L’idée du temps cyclique est marquée par le symbolisme des saisons et des fleuves, la maladie, la renaissance spirituelle, ainsi que par diverses formes artistiques. Le cercle du temps implique la recherche de l’écrivain du temps à venir ; d’un côté, le temps vécu peut se transformer en temps présent par le mode du temps, les personnages, la mise en abyme du récit et la mobilisation des sensations, de l’autre côté, le temps vécu peut aussi se transformer en espace vivant par l’idée du non-agir.

L’espace littéraire de François Cheng se conforme à la préconisation de Zong Baihua (1897-1986), esthète chinois, à propos de l’espace dans la peinture chinoise. Ce qui se voit tout d’abord par les relations bipolaires : vide-plein, yin-yang, noir-blanc, dense-clairsemé, concentré-dilué, clair-obscur, caché-manifesté, ouverture-clôture, en montée-en descente, de face-de dos, qui varient le tempo, créent la tension, le rythme et le mouvement. L’une des manifestations du vide, la légèreté, donne à l’espace littéraire son caractère aérien et pur. La manière de contempler selon la cosmologie chinoise invite l’artiste chinois à regarder le paysage par la fenêtre, à le conceptualiser par l’effet du miroir, à le visualiser en deux dimensions et à faire venir l’univers vers soi. Par la mobilisation des organes sensoriels – notamment la synesthésie qui s’obtient dans l’état du vide – l’écrivain arrive à créer un espace en cours de mouvement, dont les éléments communiquent entre eux et se répondent, faisant en sorte que l’espace littéraire devienne un espace rythmé et musicalisé, analogue à l’espace pictural chinois.

Les descriptions des monts, des fleuves, des brumes et des nuages dans Le Dit de Tianyi correspondent aux idées picturales sous plusieurs aspects : méthode, composition, souffle rythmique, vide-plein, pinceau-encre, yin-yang, clair-obscur, montagne-eau, ciel-homme, espace-temps. Elles font preuve non seulement de la vision du peintre chinois qu’a François Cheng, mais aussi de la cosmologie chinoise rythmée et musicalisée, animée par le souffle.

Le long voyage, géographique et spirituelle, qui a amené François Cheng d’Orient en Occident, lui a permis de porter un regard bifide sur les deux cultures. La traversée de l’œuvre de l’écrivain que nous effectuons, fait apparaître, dans la redondance même de certains commentaires que nous citons, d’un chapitre à l’autre, l’unité profonde de l’existence et de la pensée de François Cheng, sa grande culture de la tradition philosophique et picturale chinoise, qui imprègne ses romans, sa poésie, et bien entendu ses essais sur les maîtres anciens. Il a investi les formes romanesques et poétiques, par les histoires racontées, les personnages créés, l’univers imaginaire de ses fictions, dans son mode de narration et son style imagé, dans l’écriture des poèmes, dans sa pratique de la calligraphie aussi, une vision du monde qui est aussi une philosophie de la vie, venue des anciens temps jusqu’à nous.

L’apport et l’originalité de François Cheng sont doubles. D’une part, en empruntant le souffle rythmique, le vide-plein et d’autres idées à la peinture chinoise, il a élargi et enrichi l’espace romanesque occidental ; d’autre part, par les ressources de la langue française, il a transformé le pictural en langage romanesque et poétique qui se déroule dans le temps, ce qui fait sa modernité.

Les réflexions de François Cheng sur la peinture témoignent du langage poétique et pictural dans l’expression d’une pensée ; les propos des peintres de la tradition sont pour lui un trésor, ils nous guident dans la compréhension de la théorie picturale, avec les textes littéraires qui nous apparaissent comme des miroirs de cette pensée.

Comme François Cheng l’indique dans Le Dit de Tianyi, sans connaissance de la peinture occidentale, nous serions limités dans une vision préconçue de la peinture chinoise, sans avoir mis en regard les deux, par la comparaison, la véritable valeur de la peinture chinoise ne serait pas reconnue. Chez François Cheng, coexistent les deux cultures, il incarne lui-même le dialogue possible entre les deux. Son œuvre, appréhendée dans sa totalité, nous invite ainsi, de façon exemplaire, à le suivre sur le chemin de la rencontre qu’il a su ouvrir, depuis un passé millénaire jusqu’au temps présent, pour une compréhension et un enrichissement mutuels.

 

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