Esthète, calligraphe, poète, écrivain, François Cheng se présente comme un lettré accompli des temps modernes. Il est le premier à avoir étudié la peinture chinoise traditionnelle d’un point de vue structuraliste et sémiologique, ce qui a fait son succès dans le monde des études littéraires, artistiques et philosophiques. François Cheng envisage le monde d’une manière poétique et picturale, et sa conception de l’esthétique se reflète dans ses créations littéraires. Tout en s’inspirant dans ses œuvres des formes et des thématiques, il les dépasse en raison de sa double postulation de lettré chinois et d’écrivain de culture française. En Occident, surtout en France, les premières études sur François Cheng datent des années 1970. Les chercheurs français adoptent alors, le plus souvent, une perspective interculturelle et interdisciplinaire. Mais faute de connaissances sur les traités de peinture chinois classiques et sur la cosmologie chinoise, ils n’ont pas pu envisager ses idées poétiques et picturales dans les contextes historique et culturel d’origine. La peinture chinoise n’a pas été saisie d’une manière complète, dans tous ses aspects, tels que ses fondements philosophiques, sa méthode, ses techniques, ce qui ne permet pas d’approfondir les relations entre littérature et peinture à partir des prémisses de la création.

En Chine, c’est à partir des années 1980 que l’on commence à s’intéresser à François Cheng, et les premières recherches sont rares et restreintes à une présentation générale de l’auteur. Les recherches vont ensuite s’enrichir, jusqu’à son entrée à l’Académie française, dans les domaines de la traductologie, de la poésie et du roman, notamment par l’analyse thématique du roman Le Dit de Tianyi (1998). Mais la plupart des études ont séparé les recherches sur la poésie et l’art pictural chinois, et ils ont ignoré les liens internes entre ses œuvres. Même si, aujourd’hui, de plus en plus de travaux prennent en compte l’unité de l’œuvre, à travers les genres, mais en s’arrêtant, pour la plupart, aux essais théoriques les plus connus : L’Écriture poétique chinoise (1977) et Vide et plein, le langage pictural chinois (1979). Il manque encore des recherches qui considèrent les productions de François Cheng comme un tout organique, pour mettre en évidence les valeurs esthétiques que partagent traités théoriques et écrits littéraires.

Pour mieux comprendre ou comprendre autrement l’œuvre de François Cheng, tout en nous plaçant dans le sillage déjà tracé, il nous semble donc nécessaire d’une part d’analyser d’une manière plus complète et plus systématique les travaux de François Cheng sur la peinture chinoise, en tant que passeur entre une culture et l’autre ; et, d’autre part, de nous situer dans une perspective sémiologique qui réunit les arts, les genres et les traditions afin d’étudier comment François Cheng voit et fait voir, en tant que créateur, dans ses œuvres littéraires, les principes qui animent l’art pictural.

Notre objectif général est ainsi, en partant des études déjà réalisées, d’aller plus loin par une lecture attentive des ouvrages théoriques de François Cheng en lien étroit avec ses créations poétique et romanesque sur l’art pictural chinois, qui sont traversés par le même souffle, afin de saisir la présence du pictural chinois dans ses œuvres littéraires : la peinture chinoise en littérature.

A cette fin, nous avons constitué un corpus d’étude étendu, divisé en deux parties. La première partie regroupe ses essais, dont le principal Vide et plein, le langage pictural chinois traite du vide dans la philosophie et la peinture, et son application dans l’œuvre de Shitao, et ses beaux livres d’art sur la calligraphie et les peintres représentatifs de l’histoire et des genres de la peinture chinoise, qui font aussi partie de notre cadre théorique, avec également les ouvrages philosophiques et les traités de peinture, complétés par les études de François Jullien et de Zong Baihua. La seconde partie est constituée des recueils de poésie et des romans de François Cheng. Nous nous focalisons particulièrement sur Le Dit de Tianyi dont la conceptualisation, la méthode et les techniques tendent le plus à un rapprochement avec la peinture chinoise.

A partir de ce corpus, nous proposons un parcours, déterminé par la lecture croisée des différents genres, où les textes littéraires s’alimentent aux essais théoriques, qui puisent eux-mêmes dans les anciens traités chinois, tout en se ressourçant dans la poésie chinoise et les canons de la peinture chinoise et de la peinture occidentale, illustrées par des œuvres reconnues. Nous nous intéressons à des questions de style et de narratologie mais notre étude n’est strictement ni stylistique ni narratologique – pour la poésie et les romans –, elle n’est pas non plus une revue des idées littéraires et philosophiques de François Cheng, qui s’est souvent expliqué, dans des entretiens, sur son histoire et son activité de création, même si nous sommes amenée à les reprendre en les citant et les commentant. Prolongeant les études existantes, ce sont avant tout les thèmes et les motifs qui nous intéressent, en lien avec les grandes catégories de la représentation artistique (l’espace et le temps, les éléments de la nature, la vie et la mort, le destin, ...), et les moyens techniques et les règles de cette représentation, tels qu’ils ont notamment été codifiés et en tant qu’ils sont régis par des principes philosophiques.

Dans cette perspective, nous sommes conduite à poser un certain nombre de questions centrales pour comprendre l’œuvre de François Cheng : quel est le dialogue instauré entre Orient et Occident et quelle place y occupe la peinture chinoise ? Que retient-il de la tradition artistique chinoise, dans ses principes philosophiques et son esthétique ? En quoi et comment cet art pictural et ces principes se manifestent-ils dans la création littéraire ? Et, par conséquent, pourquoi le texte de François Cheng peut-il être qualifié de pictural ? Pour tenter de répondre à ces questions, nous procédons en quatre temps.

 

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