L’acte d’image ou le regard de
l’image (XIe-XIIe siècles) : réflexions
à partir du Christ sculpté du tympan

de l’abbatiale Sainte-Foy de Conques
- Cécile Voyer
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Fig. 7. L’entrée de l’enfer, v. 1100

Fig. 8. Foy en prière et représentation
de l’église, v. 1100

Figs. 9. Statue reliquaire de
sainte Foy, IXe, Xe et XIe s.

Cette formule composait aussi le verset d’une antienne chantée au moment où le pèlerin était marqué du signe de la croix : « Adoramus te, Christe, quia hoc signum crucis erit in caelo cum Dominus ad judicandum venerit » [32]. Sur le tympan, la juxtaposition du Juge et de la croix anticipait l’expérience que le pèlerin allait vivre à l’intérieur de l’abbatiale ou, plus exactement, le rituel concrétisait d’une autre manière ce qui s’était déjà réalisé sur le parvis. Ainsi, grâce à la conversio provoquée par le regard du Christ, le pèlerin franchissait le seuil de l’église déjà marqué du signum crucis.

A Conques, la menace du châtiment est donc une potentialité, comme l’indique par ailleurs l’étirement singulier du mot futurum sous l’antichambre de l’enfer et le bandeau laissé vierge de toute inscription sous le royaume de Satan (fig. 7). Si pour chacun, l’histoire reste à écrire, le pèlerin peut par assimilation s’agréger au cortège des élus devant le Christ Juge.

 

L’image et l’œil-miroir

 

Le portail orné de ses images constitue un dispositif d’une grande efficacité. Il transforme l’espace devant l’abbatiale – un seuil dilaté – à la fois en un lieu de conversion et en un lieu de projection anticipant autant qu’il donne à voir ce qui se réalise dans le sanctuaire. A ce titre, la scène ménagée dans un écoinçon du tympan, à la droite du Christ, montrant Foy en prière est exemplaire pour notre propos (fig. 8). Le cadre ecclésial est solidement campé : quatre arcades en plein cintre et l’autel sur lequel est posé un calice symbolisent l’église. Les ex-voto, des chaînes de prisonniers suspendues à la poutre, et la cathèdre figurée sous la deuxième arcade ancrent l’image dans le contexte local : Foy invoque Dieu dans l’abbatiale de Conques.

Les entraves accrochées aux poutres du sanctuaire rappellent, en effet, la « spécialisation » de la sainte qui, selon Bernard d’Angers, intervenait régulièrement dans la délivrance des prisonniers [33]. Un autre élément renforce l’inscription dans le contexte local : la cathèdre que Foy semble avoir quittée pour se prosterner en prière, comme une humble servante de l’Eglise. Ce siège se réfère au trône de la majesté [34] qui, avec « une indéniable transitivité » et une « dramatisation intense », était évoquée au tympan [35] (fig. 9). La statue reliquaire dépouillée de ses ornements semble en effet s’être levée de son trône afin d’intercéder pour l’âme des pécheurs. L’association cathèdre et table sacrificielle rappelait aussi les aménagements liturgiques du sanctuaire du XIIe siècle, la statue-reliquaire étant placée derrière l’autel majeur. Grâce à « un processus de "condensation" qui s’apparente à celui du rêve, la sculpture du tympan suggère à la fois l’image visible de la majesté et l’image onirique de la femme », la sainte du tympan et la statue-reliquaire ne font qu’une : Foy, l’avocate efficace des hommes auprès du Juge [36]. Dieu répond en effet favorablement aux suppliques de sa médiatrice comme l’indique la chirophanie sortant des nuées. Or, la main divine effleure la tête de la sainte, allusion à peine voilée à la relique de son crâne conservée dans la statue-reliquaire. Les différentes images de Foy – onirique, vision et statue – finissent par se confondre avec la sainte elle-même.

L’action figurée dans l’écoinçon se décline à tous les temps. Il s’agissait pour le commanditaire des images d’insister sur le rôle de la sainte, intercesseur au quotidien, dans les temps passés et présents mais aussi à venir. La prière de Bernard d’Angers lorsqu’il se trouve pour la première fois en présence de la statue-reliquaire est, de ce point de vue, particulièrement éloquente : « Sainte Foy, toi dont les vestiges corporels reposent sous cette apparence, aide-moi au jour du Jugement » [37]. Si l’image de Foy dans son abbatiale se suffit à elle-même, elle est inscrite dans l’événement relaté par le tympan, le Jugement dernier, auquel elle participe.

La séparation entre élus et damnés a commencé tandis que les morts sortent encore de leur tombeau. Sous les pieds du Juge, sur le même registre que Foy en prière, ont été représentées les scènes de l’ouverture des tombeaux et de la pesée des âmes. La juxtaposition de ces images sur un même registre en dit long sur la puissance attribuée à la sainte lors du Jugement dernier. Ses prières peuvent influencer ou adoucir le jugement sévère du Sauveur à la fin des temps. Grâce à ses supplications, Foy peut faire fléchir le bras gauche du Christ dont le jugement semble pourtant inexorable et ainsi faire pencher la balance du bon côté, et ce malgré la rouerie du diable [38]. Outre l’emplacement signifiant des différentes scènes, les entraves suspendues aux poutres du sanctuaire sont une métaphore qui, dans le Liber miraculorum, permet d’illustrer les liens qui rattachent les pécheurs à Satan [39]. Par ses prières, Foy libère les fidèles des chaînes du mal. Si les délivrances hagiographiques sont inspirées du récit néotestamentaire, la première des libérations métaphoriques est celle du Christ qui a triomphé de la mort en brisant les liens qui le retenaient dans les ténèbres. Les chaînes qui lient le pécheur au mal sont une image paulinienne : « Mais j’aperçois une autre loi dans mes membres qui lutte contre la loi de ma raison et m’enchaîne à la loi du péché qui est dans mes membres » (Rm, VII, 23).

Si la sainte participe à l’action judiciaire des fins dernières, elle est pourtant uniquement figurée dans le temps des hommes et non avec la procession d’élus qui se présente devant le Juge dans le temps divin. Elle est l’intercesseur des pécheurs ici-bas et maintenant alors qu’à la tête des élus, la Vierge dont elle partage l’apparence est la médiatrice des hommes, de l’Eglise universelle, auprès du Christ à la fin des Temps [40].

Ce choix s’explique car la petite scène de l’écoinçon devait faire écho à ce que les pèlerins venaient chercher en se rendant à Conques. Il s’agit là encore d’une image anticipant l’expérience que les fidèles allaient vivre en approchant la statue-reliquaire ; une sainte puissamment efficace dont la majesté pouvait s’animer ainsi qu’il l’était montré sur le tympan.

Ce célèbre reliquaire, daté de la fin du VIIIe siècle et remanié à la fin du Xe siècle, a fait couler beaucoup d’encre. Les modifications des années 980 lui ont donné son apparence actuelle : l’âme de bois d’if de la statue déjà recouverte de feuilles d’or a été enrichie de bandes d’or filigranées, rehaussées d’intailles, de camées et de cabochons. A cette même période, la statue a également été dotée du trône aujourd’hui conservé. Afin d’historiciser le reliquaire et son contenu, la tête de la majesté est un remploi tardo-antique [41].

 

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[32] A. Franz, Die kirchlichen Benediktionen im Mittelalter, Graz, 1960, t. II, p. 283, cité par CIFM. Anne-Marie Bouché postule que chaque pèlerin de Conques qui avait débuté son voyage par cette cérémonie officielle aurait également « entendu les mots de l'inscription » (« would also have heard the words of the inscription »), Op. cit., p. 318.
[33] Bernard d’Angers, Liber miraculorum sancte Fidis, texte édité par A. Bouillet, Paris, 1897, I, 31, p. 77 : « Ce genre de miracles se produit avec une fréquence si prodigieuse que l’amas énorme des entraves de fer encombrait le monastère. Les supérieurs des moines firent forger cette immense quantité de fer et l’employèrent à la confection d’un grand nombre de portes (...) Presque toutes les issues, tous les passages, à travers une basilique si pleine d’angles saillants, sont fermés par des portes, dont les entraves ou chaînes mentionnées plus haut ont fourni la matière. A vrai dire, ce qui paraît plus admirable que tout l’édifice de la basilique, sans parler du trésor, fait d’abondance d’or, d’argent, d’étoffes et de grandes variétés de pierres précieuses, c’est la grande quantité des entraves qui pendent au plafond ».
[34] Des colombes en or ornaient au XIIe siècle les accoudoirs du trône, et non des globes comme il est figuré sur le tympan.
[35] J-Cl. Bonne, L’Art roman de face et de profil, Le tympan de Conques, Op. cit., p. 250.
[36] J.-Cl. Schmitt, « Rituels de l’image et récits de vision », dans Testo e immagine nell’Alto Medioevo, Settimane di studio del Centro Italiano di Studi sull’Alto Medioevo, XLI, Spolète, 1994, I, p. 452.
[37] Liber Miraculorum, I, 13.
[38] Ses mains jointes immenses orientées vers le Juge Suprême montrent bien que c’est l’intercession de la sainte qui est le sujet central de l’image.
[39] Liber Miraculorum, IV, 24.
[40] Jean-Claude Bonne a constaté une ressemblance physique entre Foy et la Vierge qui permet d’établir une liaison entre les deux : « Entre toutes les figures sacrées dont elle (Foy) a le vêtement abondant mais plus modeste, c’est avec la Vierge que sainte Foy partage le plus grand nombre de traits : robe à larges manches, manteau, voile avec les mêmes plis repassés, mains jointes. Elles sont en outre les deux figures humaines les plus proches du Roi-Juge (ou de sa manifestation locale). Il résulte de ces assimilations que la sainte de Conques est bien « sur terre », pour ses ouailles et ses pèlerins, la médiatrice privilégiée que la Vierge est, à un niveau éminent, pour l’église universelle » (L’Art roman de face et de profil, Le tympan de Conques, Op. cit., p. 248).
[41] Voir aussi les propositions d’I. Foletti, « Dancing with Sainte Foy, Movement and the Iconic Presence », Convivium, VI/1, 2019, pp. 11-15.