Résumé
Depuis moins d’une décennie, quelques historiens de l’art médiéval, majoritairement nord-américains, se sont intéressés à la question de la vision et de l’optique dans les images, particulièrement celles produites après la révolution scolastique. Ils s’inscrivent d’une certaine manière dans l’histoire de l’art que Wölfflin appelait de ses vœux, en 1915, lorsqu’il déclarait : « la vision a son histoire, et la révélation de ces catégories optiques doit être considérée comme une tâche primordiale de l’histoire de l’art ». Ces travaux relativement récents reposent soit sur l’observation fine des compositions dictées par de nouvelles conditions optiques, soit sur l’analyse dans l’œuvre elle-même de motifs indiquant une appréhension neuve de la vision, ou bien, mais ces études sont très rares, sur les lentes modifications des systèmes de représentation liées à un changement épistémologique.
Une autre piste mérite d’être explorée : celle des théories de la vision et de la physiologie de l’œil, pour repenser les images médiévales, et plus particulièrement celles du premier Moyen Age. A ce titre, les images du tympan de Conques offrent un magnifique terrain de réflexions pour mener cette enquête. Le regard du Christ sculpté sur le tympan comme le regard des statues reliquaires sont au cœur de la démonstration.
Mots-clés : optique, vision, abbatiale Sainte-Foy de Conques, premier Moyen Age
Abstract
For less than a decade, a few medieval art historians, mostly North American, have been interested in the question of vision and optics in images, particularly those produced after the Scholastic revolution. In a way, they are part of the art history that Wölfflin called for in 1915 when he declared: "vision has its history, and the revelation of these optical categories must be considered a primary task of art history". This relatively recent work is based either on the close observation of compositions dictated by new optical conditions, or on the analysis in the work itself of motifs indicating a new apprehension of vision, or, but these studies are very rare, on the slow modifications of systems of representation linked to an epistemological change.
Another avenue worth exploring is that of theories of vision and the physiology of the eye, in order to rethink medieval images, and more particularly those of the early Middle Ages. In this respect, the images of the tympanum of Conques offer a magnificent field of reflection for this investigation. The gaze of the sculpted Christ on the tympanum as well as the gaze of the reliquary statues are at the heart of the demonstration.
Keywords: optic, vision, Conques abbatial church, early Middle Ages
Depuis moins d’une décennie, quelques historiens de l’art médiéval, majoritairement nord-américains, se sont intéressés à la question de la vision et de l’optique dans les images, particulièrement dans celles produites après la révolution scolastique. Ils s’inscrivent d’une certaine manière dans l’histoire de l’art que Wölfflin appelait de ses vœux, en 1915, lorsqu’il déclarait : « la vision a son histoire, et la révélation de ces catégories optiques doit être considérée comme une tâche primordiale de l’histoire de l’art ». Ces travaux relativement récents reposent soit sur l’observation fine des compositions dictées par de nouvelles conditions optiques soit sur l’analyse dans l’œuvre elle-même de motifs indiquant une appréhension neuve de la vision ou bien, mais ces études sont très rares, sur les lentes modifications des systèmes de représentation liées à un changement épistémologique [1].
Une autre piste mérite d’être explorée : celle des théories de la vision et de la physiologie de l’œil, pour repenser les images médiévales, et plus particulièrement celles du premier Moyen Age. Avec intuition, Michaël Camille écrivait « ce qui semble une réponse médiévale purement esthétique est en fait codé avec une série complexe de croyances et d’associations » [2]. A ce titre, les images du tympan de Conques offrent un magnifique terrain de réflexions pour mener cette enquête.
Sous l’œil du Juge
Le tympan de l’abbatiale de Sainte-Foy de Conques est, selon la formule de Jérôme Baschet, une anomalie historique [3]. Cette œuvre, sculptée vers 1100, qui représente le Jugement dernier se distingue des Jugements derniers monumentaux contemporains par l’inventivité de son concepteur (fig. 1). L’une des singularités les plus notables de ce tympan est qu’il donne à voir l’enfer et ses marges comme un lieu, avec sa géographie où les damnés subissent des tourments éternels [4]. A l’exception d’un Jugement dernier byzantin, daté du XIe siècle, au revers de la façade de la cathédrale de Torcello, dans les images monumentales, la vision s’arrête au seuil de l’enfer, à ses portes ou à la gueule béante du Léviathan. Deux siècles séparent l’enfer de Conques des images infernales occidentales, où l’enfer est figuré comme un lieu.
La représentation du Christ, roi et juge, a également reçu un traitement exceptionnel. Ordonnant la composition, la figure christique qui sépare les élus à sa droite des damnés à sa gauche est physiquement et puissamment engagée dans le jugement (fig. 2). La position résolument dissymétrique de ses bras indique que le Christ effectue lui-même, avec autorité, le départage des âmes. Cette gestuelle montre de manière particulièrement expressive le destin contrasté des âmes à l’issue du Jugement : le bras de droite dessine la voie, certes sinueuse, qui, longeant le bras horizontal de la croix, permet d’atteindre les cieux, tandis que le gauche descend en pente raide vers le monde infernal [5]. L’ascension des élus comme la chute vertigineuse des réprouvés est ainsi signifiée par l’orientation des bras du Juge. Cette gestuelle particulièrement éloquente est unique dans le corpus des Christs en Majesté des XIe-XIIe siècles, caractérisés par leurs gestes mesurés, sinon symétriques, afin d’exposer pleinement les plaies des mains ; monstration essentielle dans les représentations de la seconde parousie ou du Jugement dernier. A Conques, le concepteur des images a réussi à combiner avec génie la frontalité de la puissante silhouette propre au roi, régnant de toute éternité, au geste du juge qui inscrit le Christ, à nouveau, dans l’histoire des hommes, juste avant la fin de l’historia [6].
Apparition qui se matérialise, la figure christique semble se détacher du plan de l’image grâce non seulement à la forme des nuées mais aussi à celle de la mandorle qui, par sa profondeur, sert de niche au corps, qui ainsi gagne en volume. La forme concave de la mandorle renforce l’exposition du Juge qui, dans un geste « éminemment temporel » [7], fait travailler son corps qui a souffert lors de la Passion [8] ; un martyre au nom duquel il lui est permis, à la fin des temps, de juger l’humanité entière.
[*] The research for this article has received funding from the European Union’s Horizon 2020 research and innovation programme under the Marie Skłodowska-Curie grant agreement No 101007770 – CONQUES : « Conques in the Global World. Transferring Knowledge : From Material to Immaterial Heritage ».
[1] Voir par exemple K. Herbert, « Evil Eye(ing) : Romanesque Art as a Shield of Faith », dans Romanesque Art ans Thought in the Twelfth Century: Essays in Honor of Walter Cahn, sous la direction de C. Hourihane, University Park, Princeton, 2008, pp. 107-135 ; Ibid., « Christ the Magic Dragon », Gesta, n° 48, 2009, pp. 119-134 ; Ibid., « A Sanctifying Serpent: Crucifix as Cure », dans Studies on Medieval Empathie, sous la direction de R. Bell et K. F. Morrison, Turnhout, Brépols, 2013, pp. 161-185 ; C. Hahn, « Visuality », dans A Companion to Medieval Art (Blackwell Historiography of Medieval Art), éd. Conrad Rudolph, Oxford, Blackwell, 2006, pp. 45-64 ; Ibid., « Visio Dei : Changes in Medieval Visuality », dans Visuality Before and Beyond the Renaissance : Seeing as Others Saw, Cambridge Studies in New Art History and Criticism, sous la direction de R. Nelson, Cambridge, Cambridge University Press, 2000, pp. 169-196 ; S. Biernoff, Sight and Embodiment in the Middle Ages: Ocular Desires, New York, Palgrave-Macmillan, 2002 ; Ch. R. Lakey, Sculptural Seeing, Relief, Optics, and the Rise of Perspective in Medieval Italy, Yale, Yale University Press, 2018 ; Th. Le Gouge, Schémas de cosmologie et géométrie de l’image du monde, XIIIe-XVIe siècles, thèse (dactyl.), sous la direction de B. Haas et D. Russo, Paris 1, 2020.
[2] M. Camille, « How New York Stole the Idea of Romanesque Art : Medieval, Modern and Postmodern in Meyer Schapiro », Oxford Art Journal, n° 17, 1994, pp. 65-75.
[3] J. Baschet, Les Justices de l'au-delà. Les représentations de l'enfer en France et en Italie (XIIe-XVe siècle), Rome, Ecole française de Rome, 1993 p. 146.
[4] Ibid., p. 146.
[5] J.-Cl. Bonne, L’Art roman de face et de profil, Le tympan de Conques, Paris, Le Sycomore, 1984, p. 71.
[6] Sur le nimbe crucifère du Christ est indiquée sa double fonction de roi et de juge : les trois lettres du mot REX timbrent la croix du nimbe tandis que les cinq de JUDEX sont disposées sur le disque entre les bras de la croix.
[7] Selon la formule de Jean-Claude Bonne, L’Art roman de face et de profil, Le tympan de Conques, Op. cit, p. 91.
[8] La croix, la pointe de lance, les clous portés par les anges ou encore les plaies peintes sur les paumes de ses mains évoquaient la Passion. Notons que la superposition de la pointe de la lance et des clous sur la croix est un moyen d’insister sur la dimension historique du sacrifice et d’inviter à une réflexion sur la Passion.