Même si la théorie de l’extramission s’est progressivement atténuée avec l’idée d’un double rayonnement – le rayon sortant de l’œil, rencontrant « le corps de la vision » produit par le rayonnement des objets eux-mêmes –, la vue est considérée comme un principe actif contenu dans le globe oculaire lui-même.
L’entière explication des savants, comme des philosophes d’ailleurs, de ce flux visuel repose sur le principe de similitude entre l’œil et le soleil, entre le soleil et le regard constitués l’un et l’autre de la même matière ignée ou chaude. Dans la première Ennéade, Plotin affirme par exemple « qu’il faut d’abord rendre l’organe de la vision analogue et semblable à l’objet qu’il doit contempler. Jamais l’œil n’eût aperçu le soleil, s’il n’en avait d’abord pris la forme » [20]. Considéré toujours comme une source de lumière, l’œil est assimilable à la lampe du corps par Matthieu et Luc (Mt 6, 22-23, Lc 11, 34-36). Augustin compte aussi l’œil parmi les corps lumineux et il affirme, comme Rufin d’Aquilée d’ailleurs, que l’œil est capable d’absorber la lumière grâce à la similitude qu’il entretient avec le soleil [21].
L’étymologie du mot oculus s’explique, selon Raban Maur, par la production de lumière : « Les yeux et aussi la lumière des yeux : on dit la lumière parce que la lumière se répand à partir d’eux soit parce que dès le début, ils la tiennent enfermée soit qu’ils renvoient la lumière reçue de l’extérieur pour offrir la vision » [22]. Les verbes latins – micare, gemmare, stellare, radiare, coruscare – servant à qualifier les yeux et le regard évoquent aussi la lumière qui rayonne depuis l’œil [23].
Comme le regard émane de l’œil et qu’il partage avec le feu sa nature, que le rayon visuel procède de l’action, qu’il « sent la couleur des choses et s’étend hors du corps, y subit des chocs matériels et des changements de qualité » [24], il était également logique de considérer qu’il agissait sur les choses. Autrement dit, ce flux visuel, conçu comme une effluence, un souffle, provoque autant d’effets sensibles, matériels que d’effets sur l’âme. Ainsi il était admis que le regard avait la capacité d’affecter l’être ou la chose sur lequel il se posait. La fascination, l’œil de l’envieux ou le mauvais œil – oculus malus – que Marc classe dans la catégorie des choses impures qui sortent de l’homme et qui le souillent (Mc, 7, 20-23) mais encore l’amour ou le désir amoureux [25] – sont les manifestations les plus explicites de cette conception de la vision.
Dans ce cadre théorique puisque la lumière permet de voir, toute chose lumineuse voit. A l’instar des miroirs, les incrustations de plomb, de métaux ou de verre qui enrichissent les yeux des statues en les dotant d’une pupille émettent des rayons. Si ces incrustations visaient à souligner la puissance du regard et renforçaient la présence de l’être représenté grâce aux effets de brillance, elles véhiculaient un flux qui atteignait le regardeur/regardé et ce, à la faveur de certains dispositifs comme l’orientation du regard ou la proximité du spectateur. A Conques, si les personnages figurés du tympan avaient tous des pupilles ornées de probables incrustations, seul le Juge dardait son regard sur le pécheur sur le parvis. Grâce à l’animation de son regard, il était donc clairement signifié que l’image voyait.
L’enargeia dont il a déjà été question a bien sûr pour fonction d’agir sur le spectateur, mais dans le cas précis du tympan de Conques le regard christique a pour objet d’affecter celui sur lequel ses yeux se posent. Tout comme la fascinatio – un pouvoir d’influence exercé par ou sur le regard d’autrui –, le regard du Juge touche l’âme du spectateur entraînant sa conversio. Le parvis, seuil dilaté de l’église, devient le lieu de la conversion, ce mouvement de l’âme vers Dieu auquel doit tendre toute vie [26]. L’apostrophe du poème – « ô pécheurs, si vous ne réformez pas vos mœurs » –, couplée au regard du Christ en offre une excellente définition. La conversion est le fruit d’un processus qui, passant par l’échange visuel, conduit le pêcheur à voir son âme dans les yeux du Juge. Mis face à lui-même, il entre alors dans la repentance, voit à nouveau Dieu et peut alors être pardonné.
Ainsi sous les yeux animés du Christ, le fidèle, uni au Verbe par la Caritas et donc absous de ses péchés, peut entrer dans l’abbatiale, à l’instar du petit élu, encore menacé par un démon, qui franchit in extremis la cloison de l’antichambre du Paradis (fig. 5).
Cette interprétation est confortée par la juxtaposition entre la croix ornée d’inscriptions qui apparaît dans les hauteurs célestes et le Juge [27] (fig. 6). Plus qu’une juxtaposition, le corps du Christ semble en réalité prolonger le stipes crucis au point de se confondre avec lui. Le signe de la croix qui apparaît depuis les hauteurs célestes porte les inscriptions suivantes : au sommet le titulus de la crucifixion indiquant IESVS NAZARENVS REX JVDEORVM (Jn, 19, 9), puis sur la traverse de la croix, (H)OCSIGN(V)M/CRVCIS ERITIN/CELOCVM/ [28] – (Hoc signum crucis erit in caelo cum ; « ce signe de la croix sera dans le ciel quand »), une référence au verset de Matthieu 24, 30 [29]. La phrase en suspens est, ici, remplacée par la représentation du Christ-Juge. Par ce jeu subtil de substitution, le concepteur des images montre littéralement que ce qui a été écrit advient. A la fois instrument de supplice et signe de la fin des temps, la croix sculptée du tympan est ici le medium du passé commémoré, du présent mystérieux et du futur préfiguré. Par le signum crucis, dont la portée eschatologique est manifeste, s’opère une véritable concrétion du temps sacré – sorte de nœud temporel – qui est réitérée au cours du rituel eucharistique. Le signe de la croix contient en effet la totalité du plan divin de la rédemption. C’est pourquoi l’inscription sur la traverse de la croix, si elle se réfère bien au verset de l’Evangile de Matthieu, provient en réalité de l’antienne qui conclut l’office des vêpres de l’Invention de la Croix (le 3 mai) : « Hoc signum crucis erit in caelo », et le répons : « Cum Dominus ad judicandum venerit » [30]. Cette pièce liturgique était également chantée lors de la fête de l’Exaltation de la Croix, le 14 septembre [31].
[20] Plotin, Première Ennéade, I, livre 6, chap. 9, t. 1, traduction de Marie-Nicolas Bouillet, Paris, Hachette, 1857, p. 112.
[21] Augustin, De libero arbitrio, CCL 29, vol. 2, pp. 178 et suivantes ; Augustin, Sermo 4, 6, CCL 41, pp. 22 et suivantes. Augustin, De civitate Dei, 8, CCL 47, p. 225 ; voir aussi Rufin d’Aquilée, Expositio symboli Hieronymi contra Jovianum haereticum, 11, CCL 20, p. 148 : « Lux omnia quidem membra corporis inlustrare potest, a nullo tamen horum nisi a solo oculo capi potest. Solus est enim oculus qui capax sit lucis », cité par G. Schleusener-Eichholz, Das Auge im Mittelalter, t.1, Munich, Wilhelm Fink, 1985, notes 29 et 52, pp. 133 et 137.
[22] Raban Maur, De universo, VI, PL. 111, col. 143B-150B (148D sur l’œil comme source de lumière), cité par G. Schleusener-Eichholz, Eichholz, Das Auge im Mittelalter, Op. cit., note 22, p. 132 : « oculi autem idem et lumina : et dicta lumina, quod ex eis lumen manat, vel quod ex initio sui clausam teneant lucem, aut extrinsecus acceptam visui praeponendo refundant ».
[23] Voir le sondage de G. Schleusener-Eichholz, Ibid., p. 134.
[24] G. Simon, Le regard, l’être, l’apparence dans l’optique de l’Antiquité, Op. cit., pp. 90-91.
[25] Sur ce thème, voir par exemple Cl. Machabey-Besanceney, Le « martyre d’amour » dans les romans en vers de la seconde moitié du XIIe siècle à la fin du XIIIe siècle, Paris, Honoré Champion, 2012, pp. 22-23. Comme le rappelle la chercheuse, l’expérience érotique commence, selon Platon, par « un flux qui circule d’un regard à l’autre, et rebondit sur le regard de l’être aimé pour revenir, en sens inverse, à son point de départ » (à partir de Phèdre, dans Œuvres complètes de Platon, t. IV, 3e partie, texte établi et traduit par L. Robin, Les Belles Lettres, Paris, 1933, éd. de 1966, 251d-e).
[26] Sur ce thème, voir M. Zink Poésie et conversion au Moyen Age, Paris, Puf, 2014.
[27] En 1100, le pape Pascal II fait don d’une relique de la vraie Croix à l’abbaye. Il est possible que la place du signe salvateur dans le tympan soit une référence à la présence de la relique à Conques. Sur cette question, voir E. Garland, « L’art des orfèvres à Conques », dans Mémoires de la société archéologique du Midi de la France, n° 60, 2000, pp. 99-100 (en ligne au format PDF. Consulté le 30 nomvembre 2022).
[28] Au-dessus de la formule, les mots soleil (sol), lance (lancea), clavi (clous), lune (luna) ont été inscrits pour désigner les personnifications de l’astre solaire et de celui de la nuit, et les instruments de la passion tenus par les anges porteurs de la croix.
[29] « et tunc parebit signum Filii hominis in caelo et tunc plangent omnes tribus terrae et videbunt Filium hominis venientem in nubibus caeli cum virtute multa et maiestate » (Mt 24, 30).
[30] CIFM, 9. Aveyron, Lot, Tarn, éd. R. Favreau, J. Michaud, B. Leplant, Paris, 1984, pp. 19 et 24 : « Hoc signum erit in caelo, alleluia, cum Dominus ad judicandum venerit, alleluia ».
[31] Voir les interprétations d’A.-M. Bouché, « Vox Imaginis : Anomaly and Egnigma in Romanesque Art », dans The Mind’s Eye, Art and Theological Argument in the Middle Ages, éd. J. F. Hamburger, A.-M. Bouché, Princeton University Press, Princeton, 2006, pp. 306-335, notamment pp. 318-321. Anne-Marie Bouché souligne qu’au cours des deux fêtes, les mots gravés sur la croix étaient répétés six fois, voire plus, au cours des différents offices de la journée, et ce, deux fois par an. Elle apporte aux analyses de Jean-Claude Bonne une interprétation supplémentaire. Selon elle, l’inscription devait éveiller la mémoire du chant qui permettait au fidèle de poursuivre la phrase chantée au-delà de la troncature marquée par la conjonction « cum ». D’après la chercheuse en choisissant un texte liturgique plutôt qu'un texte scripturaire, puis en le tronquant de la sorte, le concepteur du tympan a su trouver un moyen économique et efficace de convoquer un vaste ensemble de références qu’il était possible de se remémorer grâce à la musique. La pièce liturgique en effet « is neither a scriptural quotation, nor a paraphrase of one, but rather a digest, a synthetic statement distilling the theological point of the feast being celebrated, while at the same time evoking, in its choice of language, the much larger body of scriptural texts that provide context and justification for the theology. In the very condensed form, it not only conjures up these sources texts, but it also provides a commentary on them. It is, in the other words, a work of exegesis that connects the liturgical celebration with its underlying meaning, by pointing to and connecting the relevant passages in Scripture » (p. 318). Si le contenu du répons n’est pas exhaustif, il renferme l’essentiel : les signes dans le ciel, la venue du Fils de l’homme, trônant en majesté, la révélation des choses cachées, le Jugement futur. L’analyse d’Anne-Marie Bouché est convaincante en ce qu’elle souligne l’exégèse à l’œuvre derrière l’inscription et le signe de la croix dans l’économie du tympan. En revanche son approche sur la fonction de l’inscription semble plus fragile puisqu’elle repose sur la capacité du fidèle à lire le texte en latin ou à se faire lire le texte pour accéder aux références scripturaires qui conduisent à l’exégèse de la fête célébrée. Sur la raison des inscriptions au premier Moyen Age, voir V. Debiais, La Croisée des signes, L’écriture dans l’image médiévale (800-1200), Paris, Le Cerf, 2017.