Dans l’une et l’autre scène, les chevaliers répondent affectivement à la vue des vestiges : Gauvain regrette de n’avoir pris part au combat pour ramener Guenièvre, la soustraire à Méléagant mais sans doute également à Lancelot. Regardant les débris à distance, car ils ne sont pas précieux pour lui, il déplore de n’avoir pu prouver son héroïsme en restaurant l’unité du royaume. Lancelot quant à lui prend le peigne pour en détacher délicatement les cheveux, les caresser, les embrasser. Emu au point de tomber de sa monture, le chevalier retrouve ainsi la sensation pleine de la présence et la corporéité de la reine. Il embrasse ce bout de reine qu’il tient dans ses mains, dont les cheveux sont la métonymie et le fil qui relie les amants. Le vestige excède la vision, il ouvre l’expérience sensible de l’image au toucher qui fait disparaître l’infra-image (le vestige) en l’intériorisant : Lancelot serre ou range les cheveux entre sa chemise et sa peau, au contact du cœur et en un lieu caché désormais.
An son saing, pres del cuer, les fiche
Entre sa chemise et sa char.
(« Sur son sein, près du cœur, il les glisse entre sa chemise et sa chair », Lancelot, v. 1464-1475)
Par ce geste, Lancelot fait de l’image-vestige incomplète, une preuve de sa passion mais également une image pleine, mentale, intime et intérieure, profondément sensible. Le vestige est devenu un fétiche, une relique profane gardée précieusement.
L’empreinte (Tristan, Perceval)
Lorsque le nain Frocin répand la farine sur le sol de la chambre, il attend que Tristan y laisse l’empreinte de ses pas car « la flor la forme des pas tient » (v. 706) [23]. Mais Tristan repère le stratagème et saute d’un lit à l’autre, évitant le piège. La très grande majorité des récits tristaniens retient cette absence. Seul Eilhart d’Oberg actualise la trace pour en faire une défaillance et un manque de force après l’acte amoureux : « Tristant voulut alors passer d’un bond du lit de la reine au sien, mais il n’eut pas la détente suffisante pour faire le chemin inverse et il dut poser un pied à terre » [24]. Partout ailleurs, le nain et le roi voient du sang qui signe, comme l’empreinte attendue mais absente, au même moment du retour, la séparation des amants. Dans la plupart des récits, il n’y a donc pas de marque creusant la farine blanche. En revanche, il y en a une dans la neige. L’épisode est rapporté dans la Folie Tristan d’Oxford, raconté également dans certaines versions européennes, par Gottfried de Strasbourg ou par Frère Robert.
Dans la Folie d’Oxford, Tristan s’adresse à la reine. Il évoque ainsi son voyage en Irlande et le combat contre le Morolt, toutes les fois où, empoisonné, il a failli mourir. Surtout, Tristan s’attache à ranimer la mémoire d’Iseut, à déclencher un processus d’anamnèse [25]. Il évoque ainsi les détails infimes qui appartiennent à leur rencontre et à leur amour caché, il les met bout à bout pour fonder une chaîne opératoire : l’encoche dans son épée, les taches de sang laissées sur les draps, le chien Petit-Crû donné en présent au moment de la séparation, des copeaux taillés et gravés avec un canif et dérivant au fil de l’eau pour avertir Iseut de sa présence. Juste avant cette énumération, Tristan a déjà parlé d’une empreinte de pas. Le verbe membrer, dont on retiendra qu’il remonte à la fois à la restauration de l’intégrité physique et à l’effort de mémoire, ponctue le récit et relance le souvenir [26] :
Ne vus membre del seneschal
Vers le rei nus teneit mal ?
Mis conpainz fu : en un ostel
Fumes, jumes par üel.
Par une nuit, quant me issi,
Il levat sus, si me siuvi.
Il out negez, si me trazat.
(« Ne vous souvenez-vous pas du sénéchal qui prévint le roi contre nous ? Nous vivions sous le même toit et nous partagions le même lit. Une nuit que je sortis, il se leva et me suivit. Il avait neigé, et il retrouva mes traces », Folie d’Oxford, v. 715-721)
Tristan évoque (re-conte) le sénéchal qui le piste comme une proie [27], qui suit les empreintes le conduisant jusqu’à la chambre de la reine. La trace de pas fonctionne un peu comme celle des gouttes : sa présence conduit à la révélation des amours interdites. Mais en forme d’empreinte, la marque est aussi différente car elle ne fait pas exactement signe, elle n’est pas la métaphore de l’adultère (elle n’en a pas la couleur rouge ; elle n’est pas de ce sang qui rappelle symboliquement la rupture de l’hymen). L’empreinte creuse plutôt un trajet, un chemin, comme celle des proies. En chasseur, le sénéchal peut mettre ses pas dans ceux de Tristan et le traquer ; ils le mènent jusqu’à la chambre. Le texte ne dit rien explicitement de ce qu’il voit (la lumière n’est pas littéralement faite dans la chambre) ou entend : « En vostre chambre vus guatat / E l’endemain vus encusat [28] » (v. 723-724). Pour autant, la scène n’est pas exactement absente car elle est connue : elle est partout écrite, particulièrement par Béroul. Tristan insiste simplement sur la dénonciation du sénéchal. La scène rejoue la rencontre, quelle qu’elle soit, toujours menacée.
Dans la version de Gottfried de Strasbourg, le récit n’est pas pris en charge par Tristan, il n’entre pas dans un procédé d’anamnèse tout en étant presque identique à la Folie d’Oxford (la littérature médiévale est faite de ces variations et réécritures) : le sénéchal ami de Tristan « vit dans la neige les empreintes de pas de Tristan. Il suivit alors les traces et traversa un petit verger [29] ». Le récit est très similaire dans la version de Frère Robert : « Et il vit alors dans la neige devant lui les traces de ses pas, et il mit ses propres chaussures puis suivit les traces car la lune lui donna de la lumière ». C’est une même surface blanche qui accueille les pas de celui qui est déjà passé et qu’il faut suivre. Dans ces deux extraits, l’évocation des traces vient immédiatement après le rêve du sénéchal. Marjodo ou Mariadokk, selon les versions, voit un sanglier – bête de chasse – sortir de la forêt [30] et pénétrer dans le château du roi pour le tuer. En sa logique propre, le rêve semble transposer les éléments du réel pour les inverser : le verger est changé en forêt, le féminin en masculin, l’union avec la reine devient meurtre du roi, l’animal chassé attaque à son tour. Surtout, dans ces deux versions, le lien se fait moins entre la mémoire et l’image des pas qu’entre cette image et le rêve : le rêve étant, comme la mémoire, en forme d’images, souvent incomplètes, déformées, mentales.
Les différentes traditions invitent en outre à penser le rapport de l’empreinte au temps. Tantôt, dans la Folie d’Oxford, associée aux détails de l’intimité, l’empreinte ravive le passé amoureux ; tantôt, dans les versions plus tardives, elle tend vers le futur comme résolution ou lecture de l’énigme contenue dans le rêve. D’un côté, l’empreinte entend combler l’oubli, elle est comme un vestige du passé ; d’un autre, elle ouvre sur l’écriture de la traque, de la condamnation et de la fuite qui est le mode même de la production des romans tristaniens. Elle est une trace qui fera preuve. Et, comme dans la Folie Tristan, le récit des pas dans la neige vient immédiatement avant celui des gouttes de sang sur les draps et la farine. Les gouttes dupliquent les pas, font varier le régime de visibilité de ce qui doit rester caché et n’apparaît que dans une sorte d’en-deçà de l’image. La tache et l’empreinte vont de pair, ici comme dans Le Conte du Graal où le corps de l’oie blessée creuse, « defole » la neige, avant que ne perlent trois gouttes de sang.
Il n’y a pas d’empreinte sur la farine, pas d’empreinte sur les draps, mais des taches, alors que le corps, celui de Lancelot, celui de Tristan, aurait pu s’y imprimer comme une image, comme sur un suaire. Le pied de Tristan n’a pas non plus laissé d’empreinte au moment du saut de la chapelle, seulement une trace éphémère dans la neige en forme d’allusion. Dans sa singularité d’image, blanc sur blanc, l’empreinte ne semble pas encore dans nos textes ouvrir la pensée à la question de l’intentionnalité, à celle de la ressemblance (la trace de pas n’est pas exactement empreinte de main ou de doigt) comme si le texte profane ne pouvait encore être son lieu. Car d’autres empreintes, présentes en particulier dans les textes religieux, de pas, d’épaules, de genoux, de visage évoquent la toute présence du Christ dans le creux même de son absence [31]. Dans les textes profanes, les traces, les vestiges et les empreintes sont ces infra-images, non pas primaires ou primitives, mais en suspens ou en attente et profondément temporelles, tenant tout à la fois du passé, du présent, du futur. Surtout, si ces images sont des manifestations, elles ouvrent la visibilité, révèlent ce qui aurait dû rester caché. Et, ce faisant, elles rendent visible le contact, le toucher pourtant interdit (bien loin du noli me tangere) : le corps à corps des amants qui laisse des traces sans cesse remémorées et réécrites.
[23] Flor et forme font d’ailleurs résonner des sons identiques, comme si la farine était la matière la plus propice à recevoir la forme des pas.
[24] Eilhart d’Oberg, Tristant, dans Tristan et Iseut. Les premières versions européennes, éd. cit., p. 315.
[25] Dans le Graal théâtre, Jacques Roubaud reprend ce même procédé : la dame du Lac redonne à Lancelot la mémoire de Guenièvre en lisant avec lui les fresques peintes sur les murs de sa prison (Fl. Delay et J. Roubaud, Graal théâtre, Paris, Gallimard, NRF, 2005, pp. 480 et ss).
[26] Membrer, ou remembrer, c’est « se souvenir » ; le verbe, en ce sens, est hérité du latin remorari. Mais, remontant cette fois au latin remembrare, c’est aussi (re)construire, (re)donner une nouvelle forme.
[27] Le verbe tracier signifie « aller sur la trace » mais aussi « traquer ».
[28] « [Il] vous épia dans votre chambre et le lendemain vous accusa ».
[29] La traversée du verger entre en écho avec celle de Lancelot rejoignant Guenièvre dans le récit de Chrétien de Troyes.
[30] Dans le Tristan de Béroul, le sang qui goutte sur les draps et sur la farine vient de la blessure de Tristan, blessure faite par un sanglier. Il faudrait suivre avec plus de précision encore ces « éléments textuels voyageurs », selon la formule de Paul Zumthor, que les récits ne cessent de réactualiser. La formule figure dans La poésie et la voix dans la civilisation médiévale, Paris, PUF, « Essais et conférences. Collège de France », 1984 (pp. 76-77) et dans « Intertextualité et mouvance » (Littérature, n° 41, 1981, p. 15 - en ligne. Consulté le 29 novembre 2022).
[31] Voir J.-M. Fritz, « L’écriture du détail. Empreintes, traces, entailles dans les récits de pèlerinage et les fictions », Cahiers de recherches médiévales, n° 31, 2016, pp. 157-178 (en ligne. Consulté le 29 novembre 2022).