La trace rouge, image primitive et primordiale, jusque-là invisible y compris au moment même de son apposition, manifeste dans le présent l’union passée et consommée. Elle programme le futur de son intellection ; elle donne à voir et par là même à écrire. Le roman se prolonge à partir de cette révélation et trouve ses relances d’écriture, en d’autres traces qui ponctuent le récit. La trace laissée n’est pas encore un trait volontairement dessiné et ressemblant : comme une aube de l’image [17], elle a quelque chose d’informe non mimétique et semble ainsi en-deçà de la définition de l’image telle que la théorise entre autres saint Augustin : « l’image est un signe tiré de l’objet par imitation et qui l’exprime par la ressemblance » [18]. Car la trace, image concrète et physique, est aussi une image abstraite, mentale qui réside dans le passé de la mémoire et qui appelle sa recomposition. La trace refait image. Elle est en-deçà et au-delà de l’image dont elle ne constitue pas ou plus exactement la forme aboutie.
Vestiges et scènes absentes (Lancelot)
La trace de sang est un signe visuel, un reste en forme d’image peinte, bidimensionnelle : une couleur sur une surface plane. Mais la trace prend parfois aussi, pour faire image, l’épaisseur et la matérialité plus tangible des vestiges. Elle ne relève alors pas tant de la métaphore que de la métonymie : les vestiges sont ces éléments de soi laissés derrière soi. Déjà, au moment de la nuit d’amour, le narrateur précisait que Lancelot avait laissé dans le lit un peu de son corps, comme si le sang était couleur certes, une couleur faisant nappe et preuve, mais aussi une matière dense, suggérant un glissement de la métaphore à la métonymie.
Mes de son cors tant i remaint [19]
Que li drap sont tachié et taint
Del sanc qui cheï de ses doiz.
(« Mais de son corps, il reste quelque chose, car les draps sont colorés et tachés par le sang qui est tombé de ses doigts », Lancelot, v. 4707-4708)
Il y a dans le roman de Chrétien de Troyes deux passages (bien sûr, l’on trouverait mille exemples ailleurs) qui ouvrent encore la réflexion. Gauvain suit les traces de Lancelot, Lancelot celles de Guenièvre enlevée par Méléagant. Comme deux chasseurs pistant leur proie à cette époque et dans cette société où la chasse est partout, les deux chevaliers sont attentifs aux signes laissés en arrière qui marquent le passage. Gauvain regarde ainsi une tache et une absence : le cheval de Keu revenir maculé de sang et débarrassé de son cavalier avant d’arriver sur les lieux d’un combat auquel il n’a pas assisté ni participé. Son regard s’arrête sur les débris de lances et d’écus, sur l’herbe foulée et rougie. En ces vestiges, Gauvain comprend ainsi ce qu’il s’est passé :
Et quand il ot grant piece alé,
Si retrova mort le destrier
Qu’il ot doné au chevalier,
Et vit molt grant defoleïz
De chevax et grant froisseïz
D’escuz et de lances antor [20].
Bien resanbla que grant estor
De plusor chevaliers i ot ;
Se li pesa molt et desplot
Ce que il n’i avoit esté.
(« Assez longtemps après, il retrouva, étendu mort, le destrier qu’il avait donné au chevalier. Tout autour la terre avait été labourée par les sabots de plusieurs chevaux et il vit partout des débris de lances et d’écus, signe qu’à cet endroit s’étaient violemment affrontés plusieurs chevaliers. Cela l’irrita : il était très affecté de n’avoir pu participer à la bataille », Lancelot, v. 304-313)
Plus loin dans le roman, alors que Lancelot chevauche accompagné d’une jeune demoiselle, il arrive auprès d’une fontaine. Il y découvre des traces sur le sol, sur le « chemin batuz » (v.1379), selon les termes du texte, c’est-à-dire foulé par les pieds des chevaux désormais lointains, ainsi qu’un peigne oublié là :
Tant tindrent voies et santiers,
Si con li droiz chemins les mainne,
Que il voient une fontainne.
La fontainne est enmi uns prez
Et s’avoit un perron delez.
Sor le perron qui ert iqui
Avoit oblïé ne sai qui
Un peigne d’ivoire doré. (…)
Es danz del peigne ot des chevos
Celi qui s’an estoit paigniee
Remés bien demie poigniee.
(« Ils allaient par voies et sentiers, en suivant le chemin le plus direct, quand ils aperçurent une source au milieu d’une prairie, avec une bordure de pierre. Sur cette margelle, un peigne en ivoire doré avait été oublié par je ne sais qui. (…) Aux dents du peigne étaient restés accrochés des cheveux de celle qui s’en était servi pour se peigner, au moins une demie-poignée », Lancelot, v. 1350-1362).
Gauvain et Lancelot sont des tard-venus : arrivés après coup en des lieux désertés. Portant leur attention l’un sur du sang maculant un caparaçon, sur les débris du combat, l’autre sur des traces et sur un peigne laissé là, peut-être intentionnellement, les deux chevaliers lisent dans les images et les objets-signes une scène que Chrétien de Troyes n’a pas écrite. Gauvain et Lancelot en composent mentalement et en différé le récit, un récit généré par ce qui est vu, les vestiges laissant imaginer, au sens propre, ce à quoi les personnages n’ont pas assisté et ce qui n’est plus présent sinon de façon incomplète. Les vestiges font en outre revenir en chacun des chevaliers mais également pour le lecteur une mémoire, celle d’une femme à sa toilette, celle des combats épiques pour sauver une femme. Restes encore visibles de scènes absentes du récit qui ravivent un contenu imaginal, ils ramènent à notre mémoire d’autres scènes écrites et peintes ailleurs. Car « la mémoire n’existe pas sans image » [21], pour reprendre les termes d’Aristote. Devant le peigne et les débris de lances et d’écus sur le sol foulé par les jambes des chevaux remontent à la surface sensible tous les combats épiques de la littérature et leurs représentations multiples ; le peigne qui a retenu les cheveux de Guenièvre évoque peut-être quant à lui la dernière scène du Tristan de Béroul dans laquelle Brangien coiffe Iseut sous le regard de Godoïne dissimulé derrière un rideau. La scène, qui est d’abord un texte, est figée par le regard du traître lui-même arrêté dans son mouvement. Le trou percé dans le rideau dessine un bord, un cadre, c’est-à-dire une coupure spatiale et temporelle, et instaure un tableau [22].
Goudoïnne fu acoruz
Et fut ainz que Tristan venuz.
La cortine ot dedenz percie ;
Vit la chanbre, qui fu jonchie,
Tot vit quant que dedenz avoit
Home fors Perinis avoit.
Brengain i vint, la damoisele,
Ou out pignié Yseut la bele :
Le piegne avoit encor o soi.
(« Godoïne était arrivé en courant avant Tristan. Ayant percé le rideau, il voyait la chambre dont le sol était bien tapissé de feuilles. Il pouvait voir tout ce qui se trouvait à l’intérieur mais il n’y avait pas d’autre homme que Périnis. Brengain, la suivante de la belle Iseut, était venue la peigner. Elle avait encore le peigne à la main », Tristan, v. 4411-4419)
Le moment vu est également figé par son caractère topique (on repense à Suzanne et les vieillards, entre autres, ou à Bethsabée, et à toutes les scènes peintes ou écrites qui en reprennent le modèle). Le figement de la scène de toilette ou de combat en des lieux communs leur donne une picturalité, en fait des images d’autant plus que le topos provoque une réminiscence dont on sait qu’elle procède aussi par figuration.
[17] L’expression est en titre d’un chapitre de l’essai d’A. Leroi-Gourhan, Le geste et la parole, II. La mémoire et les rythmes, Paris, Albin Michel, 1965, p. 212.
[18] Saint Augustin, Liber de diversis quaestionibus, éd. G. Bardy, J.-A. Beckaert et J. Boutet, Paris, 1952, q. 74, pp. 326-329 (Œuvres, vol. 10). Sur la pensée de l’image chez saint Augustin, on lira les pages d’Olivier Boulnois dans Au-delà de l’image. Une archéologie du visuel au Moyen Age. Ve-XVIe siècle, Paris, Seuil, « Des travaux », 2008, en particulier le chapitre intitulé « Le nœud augustinien », pp. 25-53.
[19] Précédé d’un possessif, le substantif cors est certes parfois employé en ancien français à la place du pronom personnel mais il garde néanmoins sa dimension matérielle, son épaisseur tangible. C’est bien cette matérialité qu’a souhaité rendre ici la traduction de Daniel Poirion.
[20] Les enjambements rompent la régularité de l’octosyllabe pour rendre la confusion du combat alors que les sonorités dures en transmettent encore la rumeur.
[21] Aristote, De la mémoire, 450a 10-15, cité par Mary Carruthers dans Le Livre de la mémoire. La mémoire dans la culture médiévale, Paris, Macula, « Argo », 2002 pour la traduction française, p. 83.
[22] Il faudrait mener plus loin l’analyse en relisant parallèlement l’essai de Victor I. Stoichita, L’Instauration du tableau. Métapeinture à l’aube des temps modernes (Genève, Droz, « Titre courant », 1999).