Traces (Tristan, Lancelot)
Ce sont les traces qui retiennent l’attention en un « surgissement du rouge depuis le blanc » [7]. Dans le roman de Béroul comme dans celui de Chrétien de Troyes (la scène tient en partie de la réécriture), l’amoureux rejoint nuitamment (le détail est d’importance) et en secret la femme qu’il aime. Tristan saute dans le lit d’Iseut ; Lancelot retrouve Guenièvre. Tristan vient de combattre un sanglier ; Lancelot a écarté de ses mains nues les barreaux de la chambre où Guenièvre est retenue prisonnière [8]. Tous deux sont blessés, l’un à la cuisse, l’autre à la première phalange du petit doigt. Et leurs plaies tachent de rouge les draps blancs du lit. Les auteurs insistent sur le sang laissé sans que Tristan ou Lancelot s’en aperçoivent.
Sa plaie escrive, forment saine ;
Le sanc qui’en ist les dras ensaigne.
La plaie saigne, ne la sent,
Qar trop a son delit entent.
En plusors leus li sanc aüne.
(« Mais sa blessure qui s’est rouverte saigne abondamment. Le sang qui s’en écoule laisse sa marque sur les draps. La plaie saigne sans qu’il s’en rende compte car il est tout à son plaisir. La tache de sang s’élargit », Tristan, v. 731-735).
Dans le récit de Chrétien, Lancelot :
Droit vers la fenestre s’an torne ;
Mes de son cors tant i remaint
Que li drap sont tachié et taint
Del sanc qui cheï de ses doiz.
(« Lancelot retourne droit à la fenêtre. Mais de son corps il reste quelque chose, car les draps sont tachés et colorés par le sang qui est tombé de ses doigts », Lancelot, v. 4706-4709)
Quelques gouttes tombent aussi sur la farine alors que Tristan saute du lit de la reine dans le sien à l’approche du roi, du nain et de ses barons.
Li rois s’en vient. Tristan l’entent,
Live du lit, tot esfroïz,
Errant s’en rest mot tost sailliz.
Au tresallir que Tristan fait,
Li sans decent (malement vait)
De la plaie sor la farine.
(« Le roi revient. Tristan l’entend, se lève tout effrayé et aussitôt refait un bond pour s’en aller du lit. L’effort qu’il fait pour sauter rouvre sa blessure et le sang tombe – quel malheur ! – sur la farine », Tristan, v. 744-749)
Les épisodes sont bien connus, souvent analysés par la critique. Le rouge qui teinte les draps blancs, comme la farine, est à la fois une tache de couleur – comme un premier essai de peinture – mais aussi une souillure, la métaphore (une autre forme d’image donc) de la relation adultère qui unit Tristan et Iseut, Lancelot et Guenièvre et qui porte atteinte à l’honneur du roi, à la stabilité du royaume. La couleur est une tache mais aussi une preuve car l’image informe et rend visible ce qui aurait dû rester secret ; elle attend la lecture herméneute de Méléagant, du nain Frocin, du roi Marc qui dénoncera les amants et les fera condamner. Béroul joue d’ailleurs sur l’homophonie et la polysémie du vers enseigner qui signifie à la fois « ensanglanter » et « faire signe, faire preuve », mais aussi « enseigner, instruire ». La tache est offerte à la lecture et donc à l’interprétation de son être là, au déchiffrement des lignes quelle donne à voir sur les draps ou sur la farine, supports d’une identique blancheur.
Ce surgissement singulier du rouge sur le blanc s’inscrit en outre dans un système de couleur et de sang qui imprègne les romans, qui les rythme en une série de punctum dont la densité excède la simple visibilité pour lui donner une profondeur de sens, de l’ordre de la métaphore mais aussi de la correspondance. La scène invite ainsi à relire certains détails antérieurs ou présents ailleurs, en écho, pour leur donner du poids et du sens. Ainsi les blessures de Tristan et de Lancelot, leur emplacement sont déjà dans le récit des images, des métaphores à la signification sexuelle qui annoncent l’adultère. La blessure est une ouverture au corps interdit de l’autre ; la plaie est aussi un sexe en ancien français, quand le doigt a une forme phallique et que le haut de la cuisse désigne implicitement l’endroit du sexe. Mais la blessure est également une béance, image cette fois en creux de la perte de l’autre et de l’éloignement. Lancelot s’entaille significativement la « premiere jointe » (v. 4649) : la coupure d’un bout de corps figure en mineure celle qui menace le corps unique formé par les amants. Le sang circule de personnages en personnages, de Keu dont les blessures se sont rouvertes pendant la nuit pour tacher ses draps à la reine [9] qui invente un saignement de nez [10]. Le drap taché de rouge devient aussi, ailleurs, une robe souillée de vin. Arthur est en effet pensis lorsque Perceval arrive à la cour, inquiet non pas des revendications territoriales du Chevalier Vermeil mais d’une tache :
Ne m’eüst gueres correcié
Li chevaliers de quan qu’il dist,
Mes devant moi ma cope prist
Et si folement l’an leva
Que sor la reïne versa
Tot le vin dont ele estoit plainne.
(« Je ne me serais guère inquiété de toutes les sottises que ce chevalier a pu dire, mais il a pris devant moi ma coupe et l’a levée d’un geste si brusque qu’il a renversé sur la reine tout le vin dont elle était pleine » [11], Perceval, v. 956-961)
D’abord sidéré par le geste et la tache, d’abord pensif et muet (v. 911), le roi fait ensuite le récit de la scène à Perceval, il la met en mots sans encore aller exactement jusqu’au sens qui expliquerait son trouble ; et Chrétien de Troyes annonce de son côté en filigrane la relation adultère de Lancelot et de Guenièvre que le roi voit peut-être sur la robe sans exactement la comprendre [12], et la scène des gouttes de sang sur la neige contemplées par Perceval.
La tache – le signe – est une forme singulière de trace et d’écriture, goutte ou filet d’encre sur la peau blanchie de craie d’un parchemin littérarisé en farine ou en linge [13]. La trace laissée compose une histoire de l’écriture (ses prémisses) mais également une histoire de la peinture, de l’avènement de la couleur avant le trait distinctif raconté dans le passage de l’obscurité à la lumière : les scènes du Lancelot et du Tristan sont d’abord des scènes nocturnes (nuit sans lune, nuit sans chandelles [14]). Quelque chose a lieu dans le décor d’une chambre noire se révélant lorsque la lumière donne à voir la trace colorée [15] : du rouge apparaissant sur le support blanc. « […] car la couleur, ce n’est pas autre chose que la lumière qui se modifie au contact des objets et qui, reçue par l’œil, prend des nuances colorées » [16]. L’histoire de la peinture est trichromatique : le noir, le rouge et le blanc de nos scènes romanesques sont celles de toutes les civilisations traditionnelles, celles de l’art pariétal et des dessins préhistoriques.
[7] Je reprends la belle expression de Philippe Maupeu dans son article « Rouge sur blanc. Phénoménologie de la fiction dans les romans du graal », La Licorne, n° 125 (Le Rêve plastique des écrivains, dir. par Mireille Raynal-Zougari), 2017, pp. 21-35.
[8] Respectivement dans le Tristan de Béroul, v. 716-718 et dans Lancelot ou le chevalier de la charrette, v. 4641-4654 (éd. cit.).
[9] Gauvain a précédemment reconnu le caparaçon du cheval de Keu taché de sang.
[10] L’appendice a vraisemblablement une signification sexuelle, si l’on repense par exemple au Bisclaveret de Marie de France dans lequel, la femme adultère a le nez coupé.
[11] Le texte ne précise ni la couleur de la robe ni celle du vin, mais le vin est plutôt rouge au Moyen Age et le nom de la reine, Guenièvre, vient du gallois « Gwenhwyfar » : « fée blanche » ou « fantôme blanc ».
[12] Il faut attendre qu’Arthur entre dans la salle aux images pour qu’il comprenne enfin les amours de Guenièvre et de Lancelot dans La Mort du roi Arthur.
[13] Sur la trace comme écriture, on lira Jean-Charles Huchet, Tristan et le sang de l’écriture, Paris, PUF, « Le texte rêve », 1990.
[14] Alors que Lancelot s’apprête à rejoindre la reine, le narrateur précise : « Molt tost et soëf s’an leva, / Ne ce mie ne li greva / Qu’il ne luisoit lune n’estoile, / n’en la meison n’avoit chandoile, / Ne lanpe, ne lanterne ardant » (« Bientôt il se releva en douceur, sans regretter qu’il n’y ait ni lune ni étoile qui luise ni, dans la maison, chandelle, lampe ou lanterne allumée », v. 4567-4571, éd. cit.). De même, dans le Tristan de Béroul : « Dedenz la chanbre n’out clartez, / Cirge ne lanpë alumez » (« A l’intérieur de la chambre, on ne voyait pas clair, car il n’y avait ni chandelle ni lampe allumée », v. 725-726, éd. cit.).
[15] On sait que la lumière se loge souvent dans l’étymologie même des mots de l’image que l’on pense à Illustration ou à enluminure.
[16] M. Pastoureau, « Les couleurs médiévales : système de valeurs et modes de sensibilité », dans Figures et couleurs. Etudes sur la symbolique et la sensibilité médiévales, Paris, Le Léopard d’Or, 1986, p. 35.