Soi disant… images
Jean-Marie-Gleize, le cycle de Léman

- Catherine Soulier
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Fig. 20. J.-M. Gleize, Le Livre des cabanes.
Politiques
, 2015

Fig. 21. J.-M. Gleize, Le Livre des cabanes.
Politiques
, 2015

Dans le dispositif global du livre qui invite à saisir la séquence photographique du chapitre 5 en relation d’une part avec le chapitre 1 qui raconte la découverte des clichés, d’autre part avec le chapitre 7, « TRNC », qui place ces derniers en équivalence avec les quatre consonnes du toponyme et reproduit « le schéma du jardin », les photographies de la forêt fonctionnent bien comme tentative pour « figurer l’invisible ». L’usage de l’image est donc paradoxal, ou, pour employer à nouveau un terme plus gleizien, dévié, la photographie servant peut-être avant tout à indiquer sa propre insuffisance puisque les clichés de la forêt, image démultipliée de la « masse informe » cernant « le jardin clos » (lui-même fantasmé comme « endroit des sources » [42]), semblent moins attester la réalité d’un lieu que cerner un vide dans le carré mental qu’ils délimitent. Ce qu’ils montrent par leur présence, c’est une absence, le manque d’un autre cliché ou, dit autrement, l’existence d’un « non-photographiable ». Le texte le souligne d’ailleurs : « Il n’existe aucune photographie du jardin » ; et peu importe l’exactitude factuelle de cette déclaration ; peu importe que les albums de famille en contiennent ou non ; il ne peut exister « aucune photographie de la violence des sources ». Seuls des schémas voués à la réitération.

Isolé et non mis en série ou en séquence comme les autres photographies relevant de l’archive familiale, le portrait en pied du père dans Le Livre des cabanes (fig. 20) fonctionne évidemment en relation étroite avec le texte qu’il introduit et supporte. Avec sa légende, d’abord, « Lui, comme un jeune arbre, penché sous le vent, / lui, l’inconnu à tête d’os », qui identifie sans équivoque le sujet tout en commentant sa posture. Toutefois, la légende figurant au verso de la reproduction, ce qui est légendé, c’est l’image décelable par transparence (fig. 21), image inversée, encore pâlie par rapport à celle qui s’est d’abord offerte au regard, presque invisible, comme bue par le papier, noyée en lui. Image conjointe de la fragilité de l’image et de la vulnérabilité du père qui, à la différence du « Jeune arbre » pongien, n’est pas dressé « contre le vent » mais « penché » par celui, mauvais, de la guerre qui va l’emporter. Au terme d’un chapitre où se mêlent notations factuelles, lambeaux de récits, interrogation sur « ce que c’est que d’être né », méditation sur l’effacement des mots et de l’image, évocation ressassée d’un nom qui est le sien sur les pierres tombales à Tarnac et du glissement souterrain des corps défunts emportés dans la pente qui descend vers la Vienne, « l’inconnu à tête d’os » reparaît, non plus en « jeune arbre penché » mais sous l’apparence du « premier de ces morts », « couché en travers, soumis à la pente ». Dans la boucle que forme la répétition de l’épithète homérique s’opère en quelque sorte la chute du corps que la photographie, recto-verso, montrait debout mais déjà voué à la dissolution dans le silence et l’absence. L’image dédoublée forme ainsi avec le texte (légende et développement) un dispositif localement activable, qui peut aisément se complexifier si, franchissant les frontières du premier chapitre, on le connecte aux photographies du chapitre 8, attribuables au père, celles des troncs abattus et débités en planches, et, en deçà des frontières du livre, aux quatre clichés de la forêt, eux-mêmes connectables à la scène du carré. Ainsi documente-t-on de pièce en pièce l’histoire de celui qui « ne sai[t] pas être le fils » [43], part d’une plus large histoire de soi.

Une histoire à construire pour se la raconter, car, dans les livres, elle n’est jamais actualisée ; elle ne coagule jamais en récit complet.

C’est, par exemple – première version – l’histoire d’un fils qui, porteur d’un double héritage : le texte (via le « père du père immobile et lisant » [44]) et l’image (via le père « immobile et peintre » [45]), choisit le texte contre l’image et devient lecteur (de poésie) et écrivain.

C’est aussi – autre version – l’histoire d’un fils qui, fixé en image par la « main de peintre » du père, se libère de l’emprise pour produire ses propres images et devient praticien du polaroïd, opérateur de photographies textuelles, réalisateur de films d’écriture, monteur de livres-dispositifs qui supposent la captation réutilisation des images du père [46].

Autre version encore. C’est l’histoire d’un fils qui, affronté à un héritage catholique étouffant, le vomit, puis se le réapproprie en déplaçant sa part franciscaine dans le champ politique et en forgeant sa propre mythologie au croisement de deux imageries. De la cabane des 11 Fioretti aux « zones d’autonomie provisoire » de l’ultragauche contemporaine (commune égalitaire de Tarnac ou ZAD de Notre-Dame-des-Landes) en passant par les (trop) belles images de la révolution culturelle chinoise et par les huttes ou branchages de soukkot, c’est l’histoire d’un fils qui devient communiste autrement.

Autre version. C’est l’histoire d’un fils qui hérite du silence d’un père revenu de guerre sans l’être. Qui hérite d’un poids de noir, de froid humide, mortifère, qu’il croit sentir dans son propre sang, qu’il retrouve dans son paysage-enfance : épaisseur végétale, ardoise, pluie, eau sombre de la Vienne. Et qui renverse ce silence, ce noir liquide, sur les pages qu’il noircit inlassablement. C’est l’histoire d’un fils qui devient son nom – ce nom lu sur les pierres du cimetière de Tarnac et réinscrit avec obstination sur d’autres parallélépipèdes.

C’est l’histoire d’un fils qui devient.

Bien que le vaste dispositif que constitue l’ensemble du cycle commencé avec Léman ne propose évidemment aucun récit autobiographique linéaire et unifié, fidèle en cela aux réticences de son auteur, il offre donc à son lecteur-spectateur la possibilité d’en activer un ou plusieurs pans pour construire, à partir du matériau textuel et iconique privé installé à la surface de ses pages, des fictions fragiles et instables parce qu’elles ne font jamais fonctionner qu’une partie limitée des « interactions potentielles » vertigineusement multipliées par cette immense chambre d’échos où tout, bribes de souvenirs, documents textuels et documents iconiques, peut soudain se mettre à résonner de proche en proche. Entre objectivité et subjectivité, entre observation et obsession, un sujet, montant et remontant de livre en livre les mêmes segments textuels, les complétant, leur adjoignant à chaque volume de nouvelles images, y enquête aussi bien sur le lien familial qui l’unit au père et au père du père que sur sa relation compliquée à l’image, sur le possible devenir d’une espérance politique et sur sa place dans une tradition poétique, non « pour définir ou confirmer une identité mais plutôt pour la défaire, s’en défaire ». Dans la conscience que, s’il s’agit bien pour lui « de désidentité, de se désidentifier », c’est « en toute rigueur, (…) pratiquement impossible » [47]. Et que l’enquête est donc toujours à recommencer.

 

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[42] Tarnac, Op. cit., p. 66. Les citations suivantes à la même page.
[43] Le Livre des cabanes, Op. cit., p. 22.
[44] Néon, Op. cit., p. 126.
[45] Ibid.
[46] Dans le double sens – subjectif et objectif – du génitif : images produites par le père et images le représentant.
[47] J.-M. Gleize à K. Remy, « Entretien avec Jean-Marie Gleize », art. cit., p. 43.