Les autoportraits ornementaux
de Carlo Crivelli

- Thomas Golsenne
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Fig. 6. C. Crivelli, La Cène, 1482

Second exemple. Dans son livre iconographique sur Crivelli, Ronald Lightbown tente aussi d’expliquer le symbolisme du concombre. Il ne symbolise pas du tout le péché mais la résurrection. Il rapproche le concombre de l’histoire de Jonas : après avoir été expulsé de la baleine, Jonas se retrouve sur la rive, épuisé, et s’endort. Dieu fait alors pousser un arbre au-dessus de lui pour lui faire de l’ombre. Cet arbre serait un arbre à courges. Comme Jonas demeurant trois jours dans le ventre de la baleine préfigure les trois jours avant la résurrection du Christ, il suffit de lier cet arbre à cette analogie, puis d’assimiler le concombre de Crivelli à une courge. Et voilà comment le concombre crivellesque est une allusion à la Résurrection [11].

Pourtant, le livre de la Vulgate, en latin, ne mentionne pas d’arbre à courges, mais un « hedera », un arbre à ricin ou un lierre (Jonas IV, 6). Enfin, aucun Père de l’Eglise ne livre d’exégèse de l’arbre en question, ni aucun exégète médiéval ; c’est donc, encore une fois, une invention exégétique de l’historien de l’art.

Pourquoi cette invention ? Pourquoi ce besoin de trouver une source biblique pour donner sens au concombre crivellesque ? La raison est que Lightbown explique toujours la peinture à partir des textes, comme le faisait dans le temps Emile Mâle.

On cherchera un autre mode d’explication, plus anthropologique, c’est-à-dire en s’intéressant moins à la signification symbolique du concombre qu’à son efficacité dans les pratiques qui engageaient sa peinture. Le concombre, donc, serait en première instance une offrande, à l’instar du cierge, des fleurs et des fruits qui ornent les parapets et les guirlandes des tableaux crivellesques. Ici je dois manifester un certain désaccord avec Louis Marin, qui affirme que le concombre posé au premier plan (ou plutôt, écrit-il, « la courge ») sort de la peinture. Marin, se servant des catégories du XVIIe siècle, distingue l’effet illusionniste de la peinture albertienne et l’effet de trompe-l’œil, beaucoup plus rare, qui est à la fois le comble et la faille de la représentation. Comble, parce que le trompe-l’œil semble produire l’effet maximal que le peintre, entre le XVe et le XIXe siècle, se donne comme but : l’illusion. Faille, parce que la théorie classique de la représentation (telle qu’elle se formule au XVIIe siècle) n’est pas qu’une simple théorie de l’illusionnisme en art. Elle implique une certaine prise de distance du spectateur ; celui-ci prend plaisir non pas à se faire berner, mais au constat que les apparences sont maîtrisées, autant par l’artiste que par le spectateur qui occupe ensuite sa place. C’est parce qu’il se reconnaît comme sujet souverain qu’il prend plaisir à la représentation.

Or, selon Marin, le trompe-l’œil fait dérailler la machine : il ne se donne pas comme représentation mais comme présence. Il ne produit pas le plaisir d’une maîtrise des apparences, mais l’étonnement, voire le déplaisir d’une rencontre inattendue avec le réel incontrôlable. Selon la grille d’interprétation qui lui est habituelle, Marin analyse ensuite cet écart entre trompe-l’œil et représentation en termes culturels ; et, dans la culture visuelle du XVe au XVIIIe siècle, l’écart coïncide le plus souvent avec celui qui sépare le mondain du divin. A l’instar du rayon d’or de l’Annonciation de Crivelli, le trompe-l’œil a pour effet d’échapper au régime de la représentation et pour but de manifester la présence de Dieu [12].

L’idée est d’autant plus séduisante que le propre du trompe-l’œil est d’instaurer un effet de présence superlatif. Peu importe, alors, ce que le trompe-l’œil représente : cela peut être une « courge », comme dans l’Annonciation, une mouche, voire tout un plafond comme au XVIIe siècle ; le seul fait de sentir cette présence du réel supérieure à la simple représentation des apparences permet de signifier la présence du divin, qui n’a pas besoin, ne doit pas même être figurée sous forme ressemblante. Voilà pourquoi Marin en déduit que, dans le cas précis de la courge crivellesque, celle-ci semble sortir du tableau : « C’est plutôt le simulacre qui tend son apparition fantomatique vers notre regard, vers notre corps ». Et plus loin : « la “chose” fait saillie sur la toile, l’apparition vient au-devant de notre regard, le double décolle étrangement de la surface de l’écran plastique » [13].

Cependant la théorie marinienne possède peut-être des points faibles, à commencer par son historicité. Le XVe n’est pas le XVIIe siècle : si, à l’époque de Félibien, on distingue représentation et trompe-l’œil, tel n’est pas le cas à l’époque d’Alberti. La tonalité de la théorie artistique du classicisme n’a plus rien de magico-religieuse : une plus grande distance sépare les beaux-arts et les images de dévotion. Inutile de dire que quelque chose comme « les beaux-arts » n’existe pas au XVe siècle ; et même si une pensée de l’autonomie artistique est en germe, il ne faut pas la dissocier d’une théorie magico-religieuse de la puissance des images.

Venons-en enfin à la « courge » de l’Annonciation : se tend-elle vers nous, introduisant ainsi un mouvement contraire à la fuite des lignes de perspective ? Mais ici Marin semble confondre trompe-l’œil et objet qui déborde de l’espace pictural. Le concombre « opacifie-t-il » vraiment la surface du tableau, comme le pense Marin ? Marin souligne lui-même que Crivelli a ménagé toute une série de paliers visuels qui permettent de donner l’impression d’une continuité totale entre l’espace de la ville peinte et celui du spectateur : le concombre, le rebord gris, la queue du paon, le tapis… En d’autres termes, le concombre n’est pas plus un trompe-l’œil que la pomme, le mur, l’arbre tout au fond. Rien ne permet donc d’affirmer que, sous prétexte qu’il dépasse, le concombre « avance » et que le reste « recule ».

Le concombre, comme les autres objets mis au premier plan par le peintre, ne sont pas tombés des guirlandes et ne sortent pas de la peinture : ils ont été posés par une main externe dedans.

La main du peintre ? Le concombre serait-il l’offrande de Crivelli à la Vierge ? Il fonctionnerait comme une signature ornementale, une façon d’affirmer sa présence, par substitution, en peinture, dans sa peinture (en complément de sa signature textuelle). Il ne s’agit évidemment pas de dire que Crivelli représenterait ici une habitude véritable qu’il avait prise, d’offrir de vrais concombres à de véritables images de la Vierge posées sur de véritables autels. Le concombre-comme-signature n’existe que comme concombre peint, que motif ornemental, parergon original qui le distingue de tous ses collègues.

Crivelli ne se contenterait plus de produire des images de culte, potentiellement miraculeuses, à l’intention de donateurs et de donatrices, de fidèles qui vénèrent les personnages sacrés à travers l’image, mais des miracles de peinture, qui sont admirables pour leur virtuosité, et font sentir non plus seulement la présence du sacré, mais la présence du peintre. Ce sont les qualités artistiques de la peinture crivellesque qui deviennent miraculeuses. D’ailleurs, une confirmation indirecte est donnée par le fait que la peinture de Crivelli suscitait l’admiration de ses collègues dans la Marche d’Ancône où il était actif. Le style crivellesque a en effet dominé dans la région dans le dernier quart du XVe siècle ; et il est remarquable que bon nombre de ces peintres, à l’instar de Pietro Alemanno, un de ses disciples connus, aient intégré le fameux concombre dans leurs compositions, comme une marque de fabrique [14].

Dans un panneau de prédelle peint pour un polyptyque en 1482 (fig. 6), Crivelli en donne une confirmation à la fois subtile, discrète et presque sacrilège. Les apôtres tiennent presque tous à la main un objet long, vert, qu’ils mettent parfois à la bouche, qu’on trouve aussi sur la table : un concombre. Les apôtres se partagent des concombres, au lieu de se partager le pain, c’est-à-dire le corps du Christ ; par analogie, nous pouvons comprendre qu’ils se partagent le corps de Crivelli. Par cette substitution hétérodoxe mais relativement cachée, Crivelli semble vouloir être associé au Christ, en tant que peintre : comme Jésus est l’incarnation de Dieu, Crivelli est l’incarnation de la peinture ; c’est le saint patron des peintres de sa région, qui l’imitent tous et le vénèrent, parce qu’il accomplit des miracles de peinture. En lui, ses imitateurs fidèles voyaient non pas seulement un excellent peintre, mais un peintre qui exaltait la peinture, qui lui donnait un statut supérieur : mieux que la peinture humaniste et intellectuelle, comme c’était le modèle des peintres de Florence ou de Ferrare, la peinture sacrée, l’image miraculeuse, la plus puissante des peintures.

L’histoire de l’art ne retient généralement que les pratiques de l’autoportrait dans l’histoire de la représentation de soi des artistes. Et il est vrai que les peintres ou les sculpteurs florentins et ombriens du XVe siècle, de Lorenzo Ghiberti à Bernardino Pinturicchio, ont intégré dans les marges ornementales de leurs compositions leur propre figure. Mais avec le cas de Crivelli, nous considérons une autre histoire : comment les artistes ont peu à peu rempli leurs œuvres de leur propre présence.

 

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[11] R. Lightbown, Carlo Crivelli, Londres/New Haven, Yale University Press, p. 149.
[12] L. Marin, « Représentation et simulacre », dans Id., De la représentation, Paris, Hautes Etudes / Gallimard / Le Seuil, pp.  303-312.
[13] Ibid., pp. 308 et 309.
[14] Sur ce phénomène d’imitation localisée, lire T. Golsenne, Carlo Crivelli, Op. cit., pp. 159-162.