Les autoportraits ornementaux
de Carlo Crivelli

- Thomas Golsenne
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Fig. 1 . S. Folchetti, Vierge à l’Enfant entre
deux anges
, 1506

Fig. 2. S. Mainardi, Saint Gimignano, sainte
Lucie et saint Nicolas
, 1500

Fig. 3. C. Crivelli, Madone à la chandelle,
après 1489

Fig. 4. C. Crivelli, Vierge à l’Enfant, années 1480

Fig. 5. C. Crivelli, Annonciation avec
saint Emidio
, 1486

Dans la peinture du XVe siècle en Italie, on voit apparaître un répertoire de motifs ornementaux originaux qui occupent les marges des images :

Ces objets sont placés au-devant du tableau dans un espace liminaire. Sans rapport avec les figures, ils semblent développer une fiction ornementale : des objets ajoutés par le peintre dans l’espace fictif de la peinture, déposés aux pieds de la Vierge et des saints. Ces objets seraient des offrandes votives faites par le donateur aux figures sacrées. Ainsi, un des objets les plus fréquemment représentés par les peintres italiens de la fin du XVe siècle est le cierge, offrande bien connue. Ce tableau du peintre des Marches Stefano Folchetti (fig. 1) est typique. La Vierge à l’Enfant est entourée par deux anges qui, associés à une sorte de baldaquin octogonal, forment le type de la Vierge de Lorette, une image de culte réputée miraculeuse vénérée au sanctuaire fameux de Loreto, non loin de l’endroit où Folchetti a peint son tableau. C’est donc un tableau efficace que celui-ci a peint pour un client, qu’on voit représenté agenouillé, minuscule, aux pieds de la Vierge. En dessous du trône, un phylactère (généralement, un code pour manifester une parole, peut-être la parole donnée du client), explique : « Silvestro Bozi, avec le soutien de ses fils et proches, fit faire ce travail pour son vœu et ils payèrent pour l’ornement [de l’église] au mois de novembre de l’année du Seigneur 1506 » [6]. L’œuvre est donc un ex-voto, mais on ne sait pas si le client l’a commandée avant ou après avoir vu son vœu réalisé. Symétriquement par rapport à l’axe central du tableau, face à la figurine du donateur, un cierge est posé sur les marches du trône marial. Il mesure à peu près la même taille que le petit personnage. Il pourrait tenir dans la main de la Vierge ou dans celle du spectateur. C’est un fait connu, pour l’époque, que les cierges pouvaient avoir toutes les tailles, de la mince chandelle individuelle à deux sous jusqu’à l’énorme cierge pascal qui brûlait pendant un an. On sait également que des cierges pouvaient avoir la taille ou le poids d’un humain ; fait sur mesure, à la commande, un tel cierge avait une fonction votive et passait pour le substitut du donateur ou de la donatrice [7]. C’est probablement ce qui est suggéré dans le tableau de Folchetti. Le cierge n’est pas disproportionné par rapport à la figurine du donateur, il est aussi grand que lui, il est son substitut. Mais, par rapport à la Vierge ou au spectateur, le cierge prend une taille plus modeste. On peut aussi l’envisager comme un objet donné par le spectateur à la Vierge, à travers la membrane invisible de la surface picturale. Par cet artifice, le peintre suggère que la Vierge à l’Enfant est véritablement présente devant le spectateur (le donateur réel). Ainsi, le cierge figure aussi bien le tableau en tant qu’ex-voto, le client en tant que donateur qui a fait le vœu, et un objet pictural qui rend l’image plus efficace visuellement.

Les ex-voto font partie de ces images produites par les fidèles qui ont pour fonction de servir d’interface de communication, en même temps qu’ils sont des objets d’échange : don contre grâce. Les cierges, les fleurs, mais aussi des outils, des ex-voto en cire anthropomorphes, des tablettes peintes, envahissent les églises et surtout les sanctuaires où l’on vient en pèlerinage vénérer une image réputée miraculeuse [8]. Les travailleurs (paysans, artisans) offraient parfois à la Vierge ou à leur saint patron un outil de travail. Pourquoi pas un peintre ?

A San Gimignano, dans la chapelle du beato Bartolo de l’église Sant’Agostino, sur une fresque de Sebastiano Mainardi (fig. 2), représentant Saint Gimignano, sainte Lucie et saint Nicolas et datée de 1500, le peintre a représenté un parapet sur lequel il a déposé plusieurs objets peints, dont le bocal rempli de pinceaux, son propre instrument de travail. C’est peut-être un ex-voto en nature du peintre, à l’instar du fermier qui vient déposer sur l’autel de la Vierge sa serpe ou son râteau.

La manifestation de la présence du peintre dans son œuvre se ferait donc ainsi à travers la fiction ornementale de l’ex-voto pictural : sans passer par l’image de soi, c’est en peinture et dans la peinture que cette présence se manifeste, à la fois donateur (fictif) de l’objet-outil et auteur (réel) de la représentation dans laquelle cette fiction prend place.

Le peintre d’origine vénitienne Carlo Crivelli (v. 1430/1435-1494/1495) occupe, ici, une place de premier plan. Sa peinture développe une pensée ornementale qui se manifeste à la fois par le luxe des vêtements et des bijoux de ses personnages, de ses fonds d’or et revêtements de marbre, par l’abondance des détails et parerga originaux [9], par une tension entre le sujet religieux qui inspire la piété et la somptuosité de son art qui force l’admiration. Par rapport à ses contemporains, Crivelli exacerbe et assemble ce qu’on trouve chez les autres, de façon plus dispersée et modeste. Ainsi, les objets votifs comme les cierges abondent dans ses tableaux, comme dans la dite Madone à la chandelle (fig. 3) : le panneau central d’un polyptyque réalisé pour le maître-autel de la cathédrale de Camerino et qui prend pour modèle une fameuse image de culte locale, la Vierge à l’Enfant de S. Maria in Via. Chez Crivelli, tous les moyens picturaux sont bons pour rendre les images puissantes. L’ornementation paroxystique de sa peinture est bien sûr l’un de ces moyens. Mais on peut se demander si ce surplus ornemental ne déborde pas sa fonction d’expression de la virtus divine qui est censée se manifester à travers elle ; si, dans un mouvement centrifuge, elle ne divertit pas l’attention du spectateur, ou plutôt ne le détourne pas de son objet supposé de vénération. En d’autres termes, on peut soupçonner que la pensée ornementale de Crivelli est si développée qu’elle en vient à prendre une forme d’autonomie, à se prendre elle-même pour objet. Le culte rendu à la Madone, au Christ ou aux saint·e·s par le fidèle, à travers la puissance de la peinture crivellesque, serait dépassé ou recouvert par le culte rendu au peintre par le spectateur ou la spectatrice.

Il est un motif ornemental que Crivelli peint de très nombreuses fois et qui me semble être le meilleur indice de ce détournement à son propre profit de la puissance cultuelle de l’ornement pictural : le concombre (fig. 4). Bien qu’on le trouve aussi, dans des guirlandes ou isolé, chez d’autres peintres contemporains (comme Andrea Mantegna ou Giovanni Bellini), il est plus fréquent, plus frappant chez Crivelli. Pourquoi cette insistance chez Crivelli ? Quel rapport avec les sujets religieux ? La présence de ce légume n’est-elle pas très incongrue ? Quelle signification peut avoir le concombre ? On peut écarter assez vite l’explication psychanalytique (concombre = phallus) car Crivelli n’est pas un auteur au sens de l’artiste moderne qui se projetterait inconsciemment dans son œuvre. Il faut chercher une explication plus justifiée du point de vue historique, mais qui conservera quand même notre malaise due à l’étrangeté du concombre.

Que disent les autres historiens de l’art du concombre ? Associé à la pomme (fig. 5), symbole évident du péché, le concombre renforcerait son symbolisme négatif et par contraste signalerait la Vierge comme immaculée et co-rédemptrice. Ainsi, dans The Garden of the Renaissance, Mirella Levi d’Ancona se base sur un passage du livre d’Isaïe, I, 8 : « Et derelinquetur filia Sion ut umbraculum in vinea, et sicut tugurium in cucumerario », à savoir : « La fille de Sion est restée seule comme une tonnelle dans une vigne, comme un abri dans un champ de concombres/melons [concombre et melon ont la même racine latine : cucumis et font partie de la même famille des cucurbitacées] ». Dans la glose de Levi d’Ancona, cela signifie que la Vierge sera purifiée du péché [10]. Le problème est que cette exégèse est une invention de l’historienne de l’art : dans les exégèses classiques du Moyen Age, jamais la « fille de Sion » n’est rapprochée de la Vierge.

 

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[6] HOC OPUS F[ECIT] F[IERI] SILVESTER BOTIJ PRO VOTO / FILII ET VICINI PRO ORNAMENTO SUPLIVERU[N]T / ANNO D[OMI]NI 1506 MENSIS NOVEMBRIS. Voir P. De Vecchi (dir.), Itinerari crivelleschi nelle Marche, Ripatransone, Maroni, 1997, pp. 238-239.
[7] P-A. Sigal, « L’ex-voto au Moyen Age dans les régions du Nord-Ouest de la Méditerranée (XIIe-XVsiècles) dans Ex-voto provençaux, ex-voto méditerranéens : une confrontation, Provence Historique Aix-en-Provence, 1983, n° 131, pp. 13‑31 (p. 18).
[8] M. Bacci, « Italian Ex-votos and “Pro anima” Images in the Late Middle Ages », dans I. Weinryb (dir.), Ex Voto: Votive Giving Across Cultures, New York, Bard Graduate Center, « Cultural histories of the material world », 2016, pp. 76-105.
[9] A. Degler, Parergon. Attribut, Material und Fragment in der Bildästhetik des Quattrocento, Paderborn, Wilhelm Fink, 2015.
[10] M. Levi d’Ancona, The Garden of the Renaissance. Botanical Symbolism in Italian Painting, Florence, Leo S. Olschki Editore, p. 116.