Formuler la vie – Entre écriture et image,
le dispositif des formules mathématiques
dans le récit de soi
- Odile Chatirichvili
_______________________________
Fig. 1. E. Frenkel, Love and Math..., 2013
Fig. 2. L. Schwartz, Un mathématicien aux prises
avec le siècle, 1997
Fig. 3. L. Schwartz, Un mathématicien aux prises
avec le siècle, 1997
Fig. 4. E. Frenkel, Love and Math..., 2013
Fonctions de la formule en contexte narratif
La rencontre, lors de la lecture d’un texte donné comme narratif, d’une formule ou d’une notation mathématique provoque une rupture ; le lecteur est confronté à une interruption dans le tissu textuel. Il éprouve une difficulté à continuer sa lecture sur le mode linéaire prépondérant dans le texte écrit. Cette interruption peut prendre plusieurs formes et mettre en valeur de manière plus ou moins forte les éléments mathématiques, selon qu’il sont intégrés au fil syntaxique de la phrase et dans le prolongement spatial du texte sur la page – ou non. Chaque cas génère des effets spécifiques en terme de dérangement de la linéarité discursive et de l’organisation spatiale de la page.
Expliquer les mathématiques, raconter la recherche
Chez Schwartz comme chez Frenkel, la plupart des formules apparaissent au cours de développements mathématiques présentant des degrés variables d’effort de simplification et donc un « enrobage explicatif » plus ou moins conséquent et efficace. Frenkel accorde une place considérable à une démarche de vulgarisation de certaines notions mathématiques (la symétrie, les groupes, etc.), recourant à une démarche didactique : approche progressive partant d’observations empiriques, nombreux exemples, illustrations diverses, analogies avec des éléments du quotidien rendant le propos accessible au lecteur-élève-profane. Les formules utilisées sont relativement simples et répétées de nombreuses fois, avec des variations, dans la dynamique d’une progression pédagogique (fig. 1).
Le rapport auteur-lecteur relève d’une relation d’enseignement, tandis que ce sont véritablement les processus de recherche qui sont mis en valeur chez Laurent Schwartz. Le chapitre « L’invention des distributions » retrace le cheminement à la fois historico-collectif et individuel ayant donné lieu à la théorie des distributions qui lui a valu la médaille Fields. Ces pages font partie des « quinze pour cent du volume » [35] comportant des mathématiques et sont extrêmement riches en formules. Mais il ne s’agit pas pour autant d’une reproduction de la démonstration publiée. On retrouve en effet la structure et les marques d’un récit, d’une reformulation narrativisée des étapes de la recherche, dans laquelle la formule a le rôle grammatical et syntaxique d’un mot pris dans le flux de la phrase. Entre exploration et enquête, la structure narrative est celle d’une progression par étapes (« Je me lançai ensuite » [36], « Je cherchai ensuite » [37], « Il fallait ensuite définir et étudier » [38]) vers un dénouement (« Le δ de Dirac était résolu, et ses dérivées étaient résolues. (…) Tout était résolu » [39]), utilisant les temps du récit, des marqueurs temporels, des stratégies de retardement et de suspens. Ces marqueurs narratifs éclairent le parcours intellectuel réalisé par le mathématicien et les enjeux des différentes étapes de recherche qu’il évoque ; le sens de ces dernières, en revanche, est obscur si l’on ne possède pas le bagage mathématique adéquat. Au rythme narratif et linguistique se substitue alors un rythme visuel, graphique, généré par les répétitions et variations typographiques (fig. 2).
Dans les processus collectifs de la recherche, la formule constitue une mémoire susceptible de faire transition entre les processus individuels. Schwartz, dans une page sur l’intérêt des livres mathématiques et des publications longues, regrette l’absence fréquente des « calculs pratiques », au profit de « la partie théorique ».
Il en résulte qu’un lecteur qui veut comprendre certaines formules est obligé de les démontrer lui-même. Quand j’aurai disparu, certaines ne seront plus écrites nulle part [40].
La formule est une trace qui synthétise, en les faisant disparaître, les « zigzags de la découverte » [41]. Schwartz donne un exemple frappant de ce genre de processus, rendu nécessaire par les exigences de l’écriture académique, en racontant comment le contre-exemple à un théorème inexact, trouvé avec grand peine en huit jours, est présenté avec ironie comme « trivial » dans « une première version de [s]on livre » [42].
Certains passages des mémoires de Schwartz se rapprochent, sans pour autant s’y identifier, d’une autre forme de communication mathématique : celle de la présentation (en séminaire par exemple) au cours de laquelle le mathématicien doit articuler l’écrit (formules notées au tableau), l’oral (habillage verbal) et le gestuel [43]. Dans le récit autobiographique, les deux derniers aspects sont pris en charge par la dimension scripturale. Il arrive aussi que la formule fonctionne comme une charnière entre le développement mathématique et le retour au récit biographique, lorsqu’elle est présentée comme le résumé d’une réflexion mathématique écourtée. Ainsi Schwartz fait-il plusieurs références à « [s]on livre » sur les distributions, le présentant comme le contenant d’une vérité mathématique : « comme tout cela est écrit dans mon livre sur les distributions, je me borne à redonner la formule » [44]. Ce dispositif du renvoi bibliographique s’inscrit dans l’effort réalisé pour trouver un entre-deux textuel entre pratique des mathématiques et récit de soi.
Cet aspect est particulièrement patent lorsque des enjeux esthétiques et affectifs traversent le discours autobiographique, révélant l’influence psychologique de la pratique mathématique et de ses formes sur la construction de soi. Ainsi, cet aveu d’impuissance du mathématicien attirant l’attention du lecteur sur la « beauté » de la recherche mathématique – ses processus, ses formes et ses résultats : « Cette formule n’est pas belle ; mais qu’y faire ? Elle m’a laissé un goût amer » [45] qui clôt, paradoxalement, la section « La plus belle nuit de ma vie » (fig. 3).
La dimension graphique est l’un des aspects de la question esthétique souvent mise en valeur dans le discours des mathématiciens sur leur travail. La symétrie, la beauté, l’élégance sont autant de paramètres recherchés dans l’établissement d’une démonstration mathématique et entrant en jeu dans l’évaluation de sa qualité. Les imaginaires associés sont présents aussi bien lors de l’écriture que lors de la lecture. C’est parfois même encouragé par l’auteur lui-même : Frenkel fonde le principe de son autobiographie sur l’idée d’un monde secret, « a hidden parallel universe of beauty and elegance » (« un univers parallèle, tout en beauté et en élégance » [46]) qu’il se charge de dévoiler au lecteur malgré l’incompétence de ce dernier ou, plus précisément, en utilisant cette incompétence.
« Dans la peau » : (autobio)graphie et mise en scène de soi
En 2010, Edward Frenkel écrit et réalise avec la cinéaste Reine Graves un court-métrage de 26 minutes intitulé Rites of Love and Math, inspiré d’un film de l’écrivain et cinéaste japonais Yukio Mishima et de sa propre vision des mathématiques. Il consacre à cette expérience cinématographique le dix-huitième et dernier chapitre de Love and Math. Intitulé « Searching for the Formula of Love » (« La formule de l’amour » dans l’édition française), ce chapitre est illustré par trois photogrammes issus du film, et comporte également une formule mathématique : la « formule de l’amour », que le personnage principal, le Mathématicien (incarné par Edward Frenkel) tente de protéger en la tatouant sur le ventre de sa compagne avant de se suicider pour échapper à ses ennemis.
Après avoir raconté l’origine de ce projet de film, Frenkel en développe certains éléments constitutifs ; ce résumé est prétexte à des développements plus théoriques sur ses intentions et ses choix esthétiques, mêlant le processus de création (le récit) et le résultat (les images). Il commence par évoquer le décor, plus précisément la calligraphie accrochée au mur qui comporte, en capitales cyrilliques, le mot russe « istina » (« vérité »). Après un développement expliquant le sens du terme et sa différence avec « pravda », une première photographie tirée du film (fig. 4) montre les deux personnages assis sur la scène de Nô, de part et d’autre du tableau.
De la thématique de la vérité, le texte passe ensuite à celle de la responsabilité du scientifique, ce qui permet de contextualiser le geste du personnage principal, nommé pour la première fois : « in our film the Mathematician is prepared to die to protect the formula from falling into the wrong hands » (« Le mathématicien de notre film se prépare donc à mourir pour éviter que la formule ne tombe entre de mauvaises mains » [47]). Cette protection passe par un tatouage, dont la technique fait l’objet du paragraphe suivant et de la photographie qui l’illustre (fig. 5). On y voit la jeune femme allongée et le Mathématicien à genoux, trempant une tige de bambou dans un petit bol d’encre.
L’auteur arrive à ce moment à la présentation de la formule elle-même et à son choix. Les premiers critères de sélection évoqués sont la beauté de son contenu (« beautiful in content as well as form »), la beauté de sa forme (« aesthetically pleasing »), et son lien avec les mathématiques de Frenkel (« my formula »). Le récit se superpose au mouvement de découverte de cette même formule par le lecteur, au moment où il tourne la page. L’édition originale met à contribution la matérialité de l’objet livre pour révéler au lecteur la fameuse formule. En effet, la page 237 s’achève sur la phrase « Doing "casting" for the formula of love, I stumbled on this: » (« Lors du casting des « formules de l’amour », je suis tombé sur celle-ci : » [48]) (fig. 6).
[35] L. Schwartz, Un mathématicien aux prises avec le siècle, Op. cit., p. 9.
[36] Ibid., p. 245.
[37] Ibid., p. 247.
[38] Ibid., p. 251.
[39] Ibid., p. 244. On notera l’intéressante polysémie du verbe « résoudre », utilisé ici dans un sens restreint mais dont les connotations « policières » résonnent avec le modèle de l’enquête qui structure le récit.
[40] Ibid., p. 252.
[41] Ibid., p. 256. Qu’il me soit permis de renvoyer, à ce sujet, à mon article à paraître : O. Chatirichvili, « Désordres de la recherche dans les autobiographies de mathématiciens », Mnemosyne o la costruzione del senso, n° 12, 2019.
[42] L. Schwartz, Un Mathématicien aux prises avec le siècle, Op. cit., p. 256.
[43] M. J. Barany, Mathematical Research in Context. Dissertation submitted for the degree of MSc by research in Science & Technology Studies, University of Edinburgh, 2010 Voir notamment la section 5.1.2. Gestures at the Board, p. 45.
[44] L. Schwartz, Un mathématicien aux prises avec le siècle, Op. cit., p. 249.
[45] Ibid., p. 247.
[46] E. Frenkel, Love and math, Op. cit., p. 1 ; E. Frenkel, Amour et maths, Op. cit., p. 9.
[47] E. Frenkel, Love and math, Op. cit., p. 237 ; E. Frenkel, Amour et maths, Op. cit., p. 297.
[48] E. Frenkel, Love and math, Op. cit., p. 237 ; E. Frenkel, Amour et maths, Op. cit., p. 298.
[49] Le mien fut guidé par les précieuses indications de Didier Lesevre.