Formuler la vie – Entre écriture et image,
le dispositif des formules mathématiques
dans le récit de soi

- Odile Chatirichvili
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Proposer des lectures fragmentaires et/ou fragmentées

 

Laurent Schwartz fait référence à ses lecteurs dans son avant-propos avec ces mots :

 

Celles-ci [les mathématiques], sous forme historique, sont destinées à de larges milieux scientifiques non spécialisés ; les lecteurs rétifs aux mathématiques n’auront qu’à les passer. Elles ne concernent qu’environ quinze pour cent du volume [9].

 

Edward Frenkel, quant à lui, propose, après une préface pleine de promesses, des « Conseils au lecteur » (« A Guide for the Reader ») :

 

I have made every effort to present mathematical concepts in this book in the most elementary and intuitive way. However, I realize that some parts of the book are somewhat heavier on math (particularly, some parts of Chapter 8, 14, 15 and 17). It is perfectly fine to skip  those parts that look confusing or tedious at the first reading (this is what I often do myself). Coming back to those parts later, equipped with newly gained knowledge, you might find the material easier to follow. But that is usually not necessary in order to be able to follow what comes next.
[…] although endnotes may enhance your understanding, they may be safely skipped (at least, at the first reading).
I have tried to minimize the use of formulas – opting, whenever possible, for verbal explanations. But a few formulas do appear. I think that most of them are not that scary; in any case, feel free to skip them if so desired.

Je me suis efforcé de présenter les concepts mathématiques de la manière la plus élémentaire et la plus intuitive possible. Certains passages, toutefois, sont plus ardus que d’autres, particulièrement dans les chapitres 8, 14, 15 et 17. Mais il est parfaitement possible d’omettre en première lecture ces parties plus difficiles, quitte à y revenir par la suite, fort d’un nouveau savoir – je procède souvent moi-même ainsi quand je lis des livres ou des articles. Les passer ne porte en principe à aucune conséquence.
[…] Bien que ces notes puissent éclairer le texte, le lecteur peut tout à fait les passer, surtout en première lecture.
Je me suis attaché à minimiser l’usage des formules pour privilégier les explications verbales. Quelques-unes subsistent malgré tout ici et là. Rien de bien méchant la plupart du temps, mais vous pouvez aussi les sauter si vous le souhaitez [10].

 

Dans ces deux extraits liminaires, le lecteur, envisagé comme potentiellement inapte à comprendre d’emblée les passages mathématiques, est pris en compte de manières différentes par des tournures à fonction programmatique suggérant des possibilités variées de lecture, de non-lecture et de réorganisation de lecture. Un point commun rapproche les deux programmes de lecture proposés : la possibilité de fragmenter la lecture pour sauter des passages, sans pour autant perdre le fil du récit ou le cœur du propos. Schwartz emploie ainsi le terme « passer ». Chez Frenkel, on trouve dans la même page trois occurrences du verbe « to skip » (passer, sauter un passage), successivement à propos des passages ardus, des notes (rejetées en fin de volume) et des formules. Ces trois éléments opèrent un glissement progressif vers la structure même des phrases, le cœur condensé de l’expression.

Mais là où Frenkel s’adresse directement au lecteur, adoptant déjà le mode affectif et affectueux (« dear reader » dans l’exemple précédent) qui prévaudra dans son autobiographie, Schwartz envisage de manière plus abrupte et distanciée des « lecteurs rétifs aux mathématiques », terme connotant une résistance entêtée, une forme d’incapacité à se laisser expliquer ou persuader. Il y aurait donc un « lecteur modèle » [11] dessiné par la négative, capable, grâce à sa compétence scientifique, de prendre connaissance de l’intégralité du texte, et un autre lecteur réel, dont la lecture est bel et bien envisagée, mais selon une modalité non exhaustive. Si les mathématiques sont essentielles à la représentation de l’individu qui écrit, il semble paradoxalement envisageable que la lecture autobiographique puisse se passer d’en comprendre le sens. Dans cette conception, le texte comme objet fini détient une vérité qui dépasse l’expérience de lecture, de compréhension et de réception.

Les deux textes, qui poursuivent des objectifs différents, ne proposent pas non plus le même degré d’assistance, de guidage pour délimiter et distinguer ces passages. Frenkel établit la liste des chapitres estimés plus ardus ; chez Schwartz, les passages ne sont pas déterminés, seul un rapport de proportion relativement considérable par rapport à l’ensemble de l’ouvrage est indiqué [12].

Ces textes programment donc, dès leurs premières pages, une lecture envisagée explicitement comme non-totale, fragmentaire chez Schwartz (la lecture sera lacunaire), et fragmentée chez Frenkel (la lecture ne sera pas linéaire). Le mouvement symbolique et physique d’aller-retour exprimé par les couples de termes « skip / come back », « at the first reading / later » (« omettre / revenir », « en première lecture / par la suite ») inscrit la saisie du livre hors d’un rapport de pure linéarité.

Frenkel annonce en outre que son livre contient la possibilité de sa propre lecture en se destinant à « équiper » le lecteur de « connaissances » lui permettant de mieux appréhender certains passages. Cette manière d’envisager la lecture reproduit celle d’un mathématicien face à un texte mathématique (livre ou article) de sa discipline : elle est rarement linéaire et exhaustive, du moins dans un premier temps, et s’enrichit au fil des relectures, car l’ordre logique pour appréhender et comprendre un développement ne correspond pas nécessairement à l’ordre linéaire. La lecture peut être « guidée » par l’auteur lui-même qui propose des ordres de lecture alternatifs (parfois sur une forme diagrammatique qu’on appelle un « Leitfaden »). Dans l’autobiographie de Frenkel, les stratégies discursives de mise en confiance reposent ainsi sur des passages expliquant que ce mode de lecture reproduit, pour le lecteur profane, le vécu de l’auteur expert, lui aussi soumis à des moments d’incompréhension, de désarroi, de frustration face à des textes ou des concepts mathématiques obscurs à la première lecture. La première version publiée du texte comporte, entre parenthèses : « this is what I often do myself » ; la version en livre de poche (« paperback ») développe cette idée sous la forme d’un paragraphe :

 

Perhaps, a bigger point is that it is perfectly OK if something is unclear . That’s how I feel 90 percent of the time when I do mathematics, so welcome to my world! The feeling of confusion (even frustration, sometimes) is an essential part of being a mathematician.

Mieux même, il est parfaitement normal que vous rencontriez de telles obscurités. J’en fais moi-même l’expérience presque à chaque fois que je me plonge dans des mathématiques. Alors interprétez ces obstacles comme autant de signes de bienvenue dans ce monde qui est le mien ! Le mathématicien doit inévitablement composer avec un sentiment de désarroi, qui vire parfois à la frustration [13].

 

Fragmentation et délinéarisation ne sont donc pas seulement des modes de lecture programmés, mais des outils d’identification élaborant une certaine image d’un certain mathématicien : imparfait, modeste et sincère. Le mathématicien-autobiographe n’écrit pas malgré ou contre l’incompréhension de ses lecteurs ; au contraire, l’incompréhension fait censément partie de la rhétorique de la vérité de soi dans le récit.

 

Ruptures dans la linéarité discursive : altérité et étrangeté
comme travail d’une (in)compétence

 

Les difficultés de lecture liées à l’agencement des passages mathématiques dans le récit sont, on l’a vu, envisagées de manière explicite par les auteurs qui ont bien conscience de la loi pragmatique évoquée par Umberto Eco : « la compétence du destinataire n’est pas nécessairement celle de l’émetteur » [14]. Mais les modalités de fragmentations programmées pour tenter d’y palier ne permettent pas de décrire totalement les effets de lecture engendrés par une telle hybridité. On fait ici l’hypothèse qu’il existe d’autres modes de lecture que « lire tel passage ardu » ou « le sauter ».

 

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sommaire

[9] L. Schwartz, Un Mathématicien aux prises avec le siècle, Op. cit., p. 9. Je souligne.
[10] E. Frenkel, Love and math, Op. cit., p. 8 ; E. Frenkel, Amour et maths, Op. cit., pp. 19-20. Je souligne.
[11] Au sens que lui donne U. Eco, Lector in fabula, Paris, Grasset, 1985 Voir le chapitre 3 « Le lecteur modèle », notamment pp. 67-68 « Pour organiser sa stratégie textuelle, un auteur doit se référer à une série de compétences (terme plus vaste que "connaissance de codes") qui confèrent un contenu aux expressions qu’il emploie. Il doit assumer que l’ensemble des compétences auquel il se réfère est le même que celui auquel se réfère son lecteur. C’est pourquoi il prévoira un Lecteur Modèle capable de coopérer à l’actualisation textuelle de la façon dont lui, l’auteur, le pensait et capable aussi d’agir interprétativement comme lui a agi générativement ».
[12] Un dispositif encore plus marqué : A. Abragam, De la physique avant toute chose ?, Paris, Odile Jacob, 1987 signale d’un ou deux astérisques les passages « sur la physique, la mienne et celle des autres » (p. 10) jusqu’à « la limite de ce que l’on peut expliquer sans formules et sans figures ».
[13] E. Frenkel, Love and math, Op. cit., p. 8 ; E. Frenkel, Amour et maths, Op. cit., p. 19.
[14] U. Eco, Lector in fabula, Op. cit., p. 64.