Un défi éditorial : les croquis de la Vie de
Henry Brulard
de Stendhal

- Fabienne Bercegol
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Si l’édition de la Vie de Henry Brulard constitue un véritable casse-tête, c’est enfin qu’il est très difficile, au moment de la mise en pages, de respecter la taille très diverse des croquis ainsi que leur disposition par rapport au texte, d’autant qu’ils sont souvent au verso des feuillets du manuscrit. La tentation peut être grande, pour donner plus de cohérence à l’assemblage du texte et du dessin, de rapprocher un croquis de la scène à laquelle il renvoie, même lorsque ce n’est pas le cas dans le manuscrit. Prenons l’exemple du chapitre IV bis, qui n’a pas été inséré à sa place dans le manuscrit et qui est resté dans un cahier complémentaire. Stendhal y rapporte de « petits souvenirs de [s]a première enfance » [28], et notamment comment, un jour, il fut renversé par un mulet. Un croquis, placé en face du récit de cette scène, situe le « lieu de la ruade du mulet » [29], près d’un rocher escarpé au-dessus duquel se trouve la Tour de Rabot. Dans le manuscrit, au verso de la narration de cet épisode, on tombe sur le croquis d’une autre scène, qui sera racontée plus loin mais qui se déroule dans le même cadre : Stendhal tient cette fois-ci à situer le « point d’où [il a] vu passer la voiture noire portant les restes du m[aréchal] de Vaux, et ce qui est bien pis, point d’où [il a] entendu la décharge à deux pieds de [lui] » [30] : l’enfant avait en effet tenu à voir le convoi funèbre du maréchal de Vaux, mort peu de temps après avoir été nommé commandant en Dauphiné, et il avait été tout excité d’entendre des soldats tirer tout près de lui. Victor Del Litto et Béatrice Didier ont tous deux choisi de reporter à la fin de cet épisode le croquis qui y renvoie, alors qu’on le trouve bien avant dans le manuscrit : on comprend qu’ils ont voulu conférer au croquis un rôle d’illustration, ou tout au moins rétablir un lien de proximité entre le dessin et la scène. Ce chapitre étant resté à part, on peut penser que Stendhal l’aurait revu et aurait peut-être déplacé le croquis pour le mettre en rapport avec le récit du convoi. J’ai pour ma part refusé de forcer l’organisation du chapitre et d’introduire de la cohérence là où il n’y en avait pas, et j’ai donc laissé le croquis situant le passage du convoi en amont de son récit. Il m’a semblé que je pouvais ainsi rester davantage fidèle à la remontée des souvenirs, car il est possible qu’au moment où Stendhal racontait l’anecdote du mulet qui faillit l’écraser ait surgi le souvenir d’un autre événement se déroulant au même endroit, dont il a d’abord fixé la mémoire par un croquis, en attendant de le raconter dans l’ordre chronologique du récit. Tout se passe comme si le dessin de ce lieu, avec la Tour de Rabot, le rocher escarpé, l’Isère, avait réveillé un autre souvenir lié au même cadre, qu’il redessine aussitôt, mais en renvoyant dans la légende à un événement qui sera relaté plus loin. Si elle contrevient à la logique narrative et illustrative, qui fait attendre que croquis et récit se rapportant à la même scène soient rapprochés, cette disposition a l’avantage de montrer les méandres de la mémoire, dont Stendhal ne cesse de déplorer le fonctionnement erratique qui lui crée des difficultés, parce qu’il a le plus grand mal à canaliser les souvenirs et à les ordonner dans une narration linéaire. La place du deuxième croquis dans le manuscrit montre que ces derniers surviennent souvent en réseaux, appelés par un même lieu, et pas forcément dans l’ordre chronologique. On peut donc regarder ce deuxième croquis comme l’un de ces mémentos que Stendhal insère aussi au fil du texte pour ne pas oublier ensuite de raconter tel ou tel épisode.

Un tel exemple est enfin représentatif du processus d’engendrement réciproque qui se met en place dans cette œuvre où, si l’écriture appelle le croquis, ce dernier peut aussi produire un récit ultérieur, voire faire référence, dans les bribes de texte qui envahissent le dessin [31], à des épisodes qui ne seront jamais racontés, notamment parce qu’ils n’entrent pas dans le cadre chronologique de l’enfance. Car il arrive que Stendhal mentionne au sein des croquis des détails ou des noms propres dont il ne sera pas question dans le texte, ce qui est une preuve supplémentaire que ces dessins n’ont pas vocation illustrative. Ainsi, à l’intérieur d’un croquis du chapitre XV qui représente l’emplacement de l’appartement de la place Grenette, il écrit : « Là je m’élevai à 7 avec Mme Galice » [32]. Il s’agit de la femme d’un négociant en draps avec laquelle il connut des moments « de vif plaisir », comme il l’indique dans le Journal à la date du 27 juin 1806. Il évoque plus explicitement cette liaison dans le texte en marge d’un autre croquis du chapitre XVII : « En 1816 nous logions au coin de la rue de Bonne et de la place Grenette où je fis l’amour à Sophie Vernier et à Mlle Elise [c’est Mme Galice] en 1814 et 1816 mais pas assez, je me serais moins ennuyé » [33]. Et l’allusion revient, cette fois de manière très sibylline, dans un croquis du chapitre XXIII (2), puisque Stendhal se contente de noter « Sept fois [34] ». Cet exemple illustre bien l’autonomie de ces croquis, qui peuvent raconter un récit parallèle, à partir du surgissement de souvenirs ultérieurs qu’a fait remonter à la mémoire la représentation d’un lieu. C’est bien ce qui se passe ici : lorsqu’il dessine le premier croquis, celui de la place Grenette, Stendhal vient d’avouer qu’il n’était pas insensible au charme des jambes nues de Séraphie, aperçues lors d’un séjour à Claix : « J’étais tellement emporté par l’âge [variante : par le diable] que les jambes de ma cruelle ennemie me firent impression. Volontiers j’eusse été amoureux de Séraphie. Je me figurais un plaisir délicieux à tenir [variante : serrer] dans mes bras cette ennemie acharnée ». Puis il raconte qu’elle avait fait ouvrir « une grande porte condamnée » [35] qui donnait sur la place Grenette pour introduire par là ses amies, et notamment Mme Vignon, l’une des pires dévotes de la ville. On peut penser que, dessinant le croquis qui situe la chambre de Séraphie, après avoir avoué son désir d’elle, Stendhal s’est souvenu d’un autre moment de plaisir, bien réel celui-là, connu quelques années après dans le même lieu, et l’a inscrit dans l’espace du croquis. Les textes en marge des croquis servent ainsi à accueillir ces souvenirs digressifs qui débordent la narration de Brulard et qui mettent en péril par leur irruption désordonnée la linéarité de la rédaction. Dans ce cas, la confrontation du croquis et du récit a le mérite de mettre au jour l’ambivalence des sentiments de l’enfant pour la terrible Séraphie, en l’occurrence la proximité de la haine et du désir que constatera plus tard Freud. Un peu comme pour le « saut de la biche » [36], le croquis permet d’inscrire dans l’espace un scénario fantasmatique, la scène d’amour avec Séraphie, mais au prix d’un transfert sur une autre scène, celle de ses amours avec Mme Galice.

Les quelques exemples de croquis et autres dessins que nous venons d’analyser rendent compte du désordre de la composition et de la prolifération des souvenirs en marge du texte, dans un manuscrit qui reste de nature à dérouter car s’y trouvent des pièces sans lien évident avec l’histoire qui y est rapportée. En tant qu’éditrice scientifique de cette œuvre, j’ai préféré ne pas masquer ce contenu disparate et les anomalies qui demeurent dans l’ordonnancement du récit, notamment dans la mise en relation des croquis et du texte, parce que cette hétérogénéité et ces ruptures narratives permettent de saisir les mécanismes mémoriels dans toute leur complexité : on voit comment, d’un souvenir à l’autre, le présent entre en résonance avec un passé dont il est toujours difficile de contenir et de distribuer la matière narrative ; on perçoit également comment s’inscrivent, en marge du texte principal, des allusions à des événements intimes, qui posent la question du destinataire de cette œuvre dont on ne sait si elle aurait été finalement publiée, et qui reste à bien des égards cryptée, tant sont nombreuses les notes marginales ou les légendes de croquis laissées dans une formulation énigmatique. Mais c’est aussi ce qui fait le charme de cette œuvre composite et parfois obscure pour le lecteur qui se prend au jeu de son déchiffrement et qui peut alors avoir l’impression de faire pleinement partie de ces happy few à qui il est donné de pouvoir partager avec l’auteur ses souvenirs les plus personnels et les plus émouvants.

 

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[28] C’est le titre qu’il donne à ce chapitre (VHB, p. 97).
[29] Ibid., p. 107 (texte inséré dans le croquis).
[30] Ibid., p. 108 (texte inséré dans le croquis).
[31] Cette très forte imbrication de l’écriture et du dessin est une autre des singularités de ces croquis, dont les légendes (si le terme est encore adéquat) sont souvent autant de micro-récits développant une narration parallèle. Il faut reconnaître que les contraintes éditoriales masquent cette singularité, puisque ne sont pas imprimés de la même façon le texte principal et ces morceaux narratifs insérés dans les croquis, alors que, dans le manuscrit, l’écriture est bien sûr la même, ce qui fait apparaître la continuité du geste graphique. Voir sur ce point l’article de Th. Stöber, « Auto-graphie. La matérialité de l’écriture dans la Vie de Henry Brulard », L’Année stendhalienne, n°5, 2006, pp. 209-223.
[32] Stendhal, VHB, p. 262.
[33] Ibid., p. 285.
[34] Ibid., p. 371.
[35] Ibid., p. 263.
[36]  Ibid., p. 84. Rappelons que ce croquis situe, dans la chambre de la mère, l’endroit où elle sauta par-dessus le matelas où était couché l’enfant.