Un défi éditorial : les croquis de la Vie de
Henry Brulard
de Stendhal

- Fabienne Bercegol
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La présence de ces pages blanches dans le manuscrit et le fait que le morceau sur « la première communion » ne soit pas à sa place définitive doivent nous inciter à rester prudents quant à l’interprétation à donner de la succession très provocante des deux scènes et des deux croquis, que Stendhal aurait peut-être finalement éloignés les uns des autres. Le doute sur ses intentions persiste d’autant plus que le croquis obscène est suivi dans le manuscrit par un morceau intitulé « L’Encyclopédie du XIXe siècle », qui peut donner l’impression d’être une pièce rapportée. Contrairement à mes prédécesseurs qui l’ont toujours laissé de côté, j’ai donné dans le dossier de mon édition ce fragment inséré dans le deuxième volume du manuscrit dans lequel Stendhal ironise sur le projet de lancer une telle encyclopédie, dont il a lu l’annonce dans le Journal des Débats du 16 décembre 1835 : il fustige « tous les savants vendus, tous les nobles qui ont fait des livres dont 10 ou 12 exemplaires se sont vendus, tous les prê[tres] à plats sermons [qui] font partie de la liste des auteurs », lesquels veulent concurrencer les philosophes des Lumières pour étouffer le « doute » et « l’indifférence » que nourrissent leurs encyclopédies [16]. Ce texte m’a semblé avoir sa place dans une édition de la Vie de Henry Brulard, d’abord parce que, dans une note, Stendhal a écrit : «  à placer après ma first communion », preuve qu’il voulait l’intégrer à l’histoire de son enfance, ensuite parce que, comme l’a justement fait remarquer Gérald Rannaud [17], cette diatribe prolonge des thèmes présents dans le récit autobiographique, comme la révolte contre la société ultra, la dénonciation de l’emprise idéologique de l’Eglise et l’indignation contre les écrivains qui se prêtent à de tels projets. Il fournit un éclairage intéressant sur le contexte idéologique de la rédaction et sur la colère qui anime le révolté que reste Stendhal, dans l’enfance comme à l’âge adulte. Mais à partir de cet exemple précis, on mesure les questions que pose ce manuscrit qui est un fourre-tout, une sorte de dossier d’archives où Stendhal a inséré des dessins et des textes qu’il souhaitait conserver, mais dont la place ne fait pas forcément sens, en tout cas ne doit pas nécessairement être interprétée en lien avec le récit qui l’environne, et ce d’autant que ces archives font référence au temps de la rédaction et non au passé raconté. J’ai gardé dans mon édition ces pièces annexes parce qu’elles montrent que Stendhal entend aussi faire de ce manuscrit un carnet de bord où s’inscrit son quotidien au moment où il écrit, et parce qu’on ne peut pas exclure qu’il aurait voulu jouer de tels voisinages parfois audacieux, comme dans le cas du dessin obscène placé après le morceau sur la première communion et avant la diatribe contre les projets réactionnaires d’encyclopédie. Mais il est vrai que cela fait ressortir le caractère aléatoire du texte, le bricolage qu’est le récit de soi, où s’enchevêtrent les fils du passé et du présent, sans qu’il soit toujours possible ni même peut-être pertinent de comprendre comment se constitue cet écheveau.

On peut avoir semblable hésitation face aux gravures que l’on trouve dans le manuscrit jusqu’au chap. XXIII [18]. Présentes dans l’édition en Pléiade [19], elles ont été supprimées dans l’édition Folio. On peut effectivement considérer qu’elles ne sont pas indispensables, puisqu’elles ne servent pas non plus d’illustrations : il ne s’agit pas de reproductions de tableaux que Stendhal mentionnerait dans le récit. Certes, les critiques se sont efforcés de trouver un lien, au moins entre certaines d’entre elles et l’histoire racontée. On peut s’y risquer, par exemple, pour la première, « La résurrection de Lazare » [20], qui n’a sans doute pas été mise par hasard avant un premier chapitre où se dit l’espoir placé dans la transcendance de l’œuvre, dans la survie par l’art. Le lien est encore plausible pour les représentations de Madone à l’enfant ou de scènes de martyres, qui évoqueraient le bonheur vécu auprès de la mère puis, après sa mort, le malheur de l’enfant livré aux bourreaux qui sévissent dans l’entourage familial [21]. Mais pour la plupart de ces gravures, il est hasardeux de faire un rapprochement avec le texte, et l’on peut même penser que Stendhal s’est tout simplement servi d’elles comme intercalaires, pour délimiter des chapitres, comme il a coutume de le faire. J’ai néanmoins tenu à les insérer toutes dans cette édition parce qu’elles reflètent les goûts artistiques de Stendhal et parce que l’on sait qu’il était très sensible à leur pouvoir d’évocation : dans le dernier chapitre de la Vie de Henry Brulard, il raconte que, dans les années 1803-1804, il ne pouvait « lever les yeux vers une estampe qui dans le lointain présentait le dôme de Milan », parce que « le souvenir était trop tendre et [lui] faisait mal » [22]. Ces gravures montrent également que Stendhal était sensible à la beauté des cahiers dans lesquels il écrivait : il m’a semblé important de rendre compte de cet attachement à la qualité esthétique du support à une époque où, comme je l’ai rappelé, les écrivains prennent de plus en plus soin de leurs manuscrits et les ornent de diverses façons. Ces gravures sont enfin une manifestation parmi d’autres de la nature polygraphique du manuscrit qui fait son originalité, dans la mesure où Stendhal a choisi de mêler au texte un corpus iconique diversifié. Outre les croquis et les gravures, on y trouve encore un dessin aquarellé, omis dans l’édition Folio de Béatrice Didier mais reproduit par Victor Del Litto en Pléiade [23]. J’ai donné ce portrait aquarellé qui se trouve dans le manuscrit avant le chapitre IV et qui est précédé de plusieurs feuillets blancs le séparant de la gravure « La Madonna di Foligno ». Ce portrait et les deux dessins au crayon d’un visage et d’une main qui l’entourent figurent sur un papier collé à la cire sur un feuillet et constituent donc à l’évidence un rajout. On pense qu’il pourrait s’agir d’un portrait de Don Filippo Caetani, ami intime de Stendhal, par son frère. Quant aux deux dessins au crayon, ils peuvent être de Stendhal. Cette page n’a en apparence pas de lien avec le récit autobiographique, qui rapporte à ce moment-là l’épisode douloureux entre tous de la mort de la mère. A moins que ce soit précisément le souvenir de cette mère divinisée mais aussi aimée avec la même fureur érotique que ses autres maîtresses, comme Stendhal l’avoue explicitement [24], qui l’ait conduit à placer là la gravure de la Madone et cette page qui rappelle l’une de ses aventures récentes ? Car Stendhal y fait allusion à la comtesse Sandre (ou Cini), avec qui il eut une liaison, comme l’atteste une marginale du chap. XXXIV dans laquelle il prend acte de la brouille avec le mari et de la rupture avec la dame [25]. Pour Gérald Rannauld, « ce feuillet, beaucoup plus que les gravures, pourrait bien avoir dans ce manuscrit valeur de relique » [26]. On peut effectivement penser que Stendhal a voulu garder la trace d’un souvenir intime qui lui tenait encore à cœur mais qui débordait le cadre chronologique de son récit en insérant notamment le dessin de cette main, vestige d’un amour en train de s’éteindre. L’hypothèse de la relique est d’autant plus pertinente si l’on songe qu’à travers cet hommage discret mais plein d’affection à sa maîtresse revient aussi la mémoire de l’amour pour la mère qui a servi de moule pour toutes les autres passions à venir. A sa façon, ce portrait aquarellé avec ses dessins laisse deviner les réseaux de sentiments et d’émotions que tisse la mémoire à travers les années, les parallèles pas toujours conscients qui surgissent : il apporte une nouvelle preuve du fait que, dans la Vie de Henry Brulard, ce sont souvent dans les à-cotés du texte, et notamment dans les parenthèses [27], que se glissent les aveux les plus touchants, ceux que l’on ne peut qu’effleurer, que dire à la marge, voire qui se refusent à l’écriture et qu’un dessin à peine légendé pourra seul évoquer avec la pudeur et avec la tendresse requises.

 

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[16] Stendhal, VHB, p. 699.
[17] Il insiste en effet sur le fait qu’il ne faut pas considérer ce texte comme « quelque “appendice” oublié » (manuscrit de la Vie de Henry Brulard, Op. cit., p. xxxiii).
[18] Elles proviennent de collections de gravures reproduisant des œuvres classiques et modernes de peinture, de sculpture et d’architecture. Leur présence énigmatique dans le manuscrit de VHB mais aussi dans celui de Lucien Leuwen a donné lieu à de nombreux commentaires. Voir notamment l’article de Sh. M. Bell, « Les gravures de la Vie de Henry Brulard : affaire publique ou affaire privée ? », L’Année stendhalienne, n°4, 2005, pp. 255-275.
[19] A l’exception d’une, qui a sans doute été écartée car, dans le manuscrit, elle se trouve au milieu d’une cinquantaine de pages blanches qui devaient accueillir des chapitres. Le cas de cette gravure est, pour Gérald Rannaud, la preuve qu’elles ont une valeur « secondaire » (manuscrit de la Vie de Henry Brulard, Op. cit., p. viii). Elle est reproduite dans mon édition p. 233.
[20] Stendhal, VHB, p. 47.
[21] Ibid., p. 87 et p. 136.
[22] Ibid., p. 583.
[23] Ibid., p. 88.
[24] « En l’aimant à six ans peut-être, 1789, j’avais absolument le même caractère qu’en 1828 en aimant à la fureur Alberthe de Rubembré », Ibid., p. 83.
[25] Ibid., p. 668 (note 1 de la p. 509).
[26] G. Rannaud, manuscrit de la Vie de Henry Brulard, Op. cit., t. I, p. 214.
[27] Je renvoie sur ce point à mon article, « Au détour du récit : les parenthèses dans la Vie de Henry Brulard », L’Année stendhalienne, n°15, 2016, pp. 273-300 : j’y ai montré comment les parenthèses inscrivent « dans les coulisses du texte l’expression du désir et lèvent le voile sur les épisodes qui ont le plus compté dans la vie intime de Stendhal » (p. 296).