Lectures autobiographiques rétrospectives.
L’exemple des chansonniers occitans I et K

- Aurélie Barre
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Fig. 2. Table des auteurs, chansonnier I



Figs. 3a, 3b, 3c. Chansonnier I. : Giraut de Bornelh, Bernard de Ventadorn, Jordan Bonel
figs. 3d, 3e, 3f. Chansonnier K : Bernart de Ventadorn, Peire Vidal,
Aimeric de Sarlat,

Figs. 4a, 4b, 4c. A cheval : Ricaut de Tarascon, Bertran del Poget,
Garin le Brun

Fig. 5. Jauffré Rudel et la comtesse de Tripoli,
chansonnier I

Viennent ensuite les compositions lyriques du troubadour. Copiées à l’encre brune comme c’est traditionnellement le cas dans les manuscrits alors que le rouge est réservé aux rubriques et indications paratextuelles, elles ne sont désormais plus menacées par la mémoire oublieuse et sont définitivement enregistrées pour la postérité ; elles sont aussi, grâce au dispositif manuscrit, attribuées à un auteur précis et ne courent plus le risque de l’anonymat. Les premiers feuillets de ces anthologies établissent d’ailleurs la table des auteurs et des pièces (cansos, tensos ou sirventés) et ajoutent ensuite après chaque nom de poète des renvois à l’encre rouge vers les numéros de cahiers et de poèmes dans chaque cahier (fig. 2).

Enfin, au centre de ce dispositif coloré, comme un opérateur permettant d’articuler la prose et le vers, l’histoire biographique à la troisième personne et le chant lyrique singulier, une lettre historiée, souvent accompagnée d’une rubrique rouge elle aussi, enserre le poète qu’elle identifie et représente. Le portrait n’est pas réaliste : cette question est encore anachronique puisque les premiers portraits ressemblants ne sont datés que de la fin du Moyen Age ; plus encore la conception antique de la mimesis héritée de Platon ne répond guère à la pensée médiévale chrétienne dans laquelle domine la figura qui engage une conception figurative de la réalité [6]. Conformément à son étymologie, le portrait médiéval est donc avant tout un trait dessiné (trait pourtrait). Mais, malgré cela, la représentation chaque fois différente du troubadour au seuil de son œuvre entre dans un processus d’individuation : la ressemblance relève davantage de la croyance, d’un pacte ou d’un horizon d’attente, que de la mimesis. Par le portrait, même s’il n’est pas ressemblant, « l’individuel advient, se configure et accède à une consistance », selon les termes de Danièle Cohn [7]. Et ce qui advient dans ces chansonniers, c’est un poète : les lettrines retiennent très souvent en effet, au rythme des feuillets, une posture récurrente : un profil tourné vers le chant lyrique qui débute, des bras tendus, ouverts sur le texte des chansons comme s’ils nous invitaient à lire les poèmes qui se déploient alors, comme s’ils les présentaient (figs. 3a-3f). A moins que l’image ne re-présente la scène de récitation première au fondement de la voix poétique, qu’elle la fasse revoir en figeant pour la mémoire le portrait du troubadour. Même à cheval, le poète semble s’élancer vers son œuvre (figs. 4a-4c) : il avance, de gauche à droite, selon le sens de la lecture certes, mais surtout il se tend vers son œuvre. Les portraits incarnent la voix poétique non l’écrivain avec sa plume, c’est-à-dire, avant tout à cette période, le scribe : les deux mots se construisent sur la même racine scribere.

Laura Kendrick a particulièrement travaillé sur ces chansonniers pour souligner ce qu’elle nomme « l’effort d’auteurisation » orchestré par cette rencontre du texte et de l’image dans l’espace paginal [8]. Les recueils figent tout à la fois une vie, une image et une œuvre désormais soustraite, grâce à l’écriture qui prend le relais de l’oralité primitive, à la variabilité, ce que Paul Zumthor nomme la mouvance ou la variance, et qui fonde en grande partie la tradition littéraire médiévale. Mais surtout, ces recueils engagent une mutation profonde de la voix lyrique occitane : alors qu’Hans Robert Jauss et Paul Zumthor ont pu parler d’« allégorie subjective » ou de « locuteur universel » [9] à propos de ce je dont les accents pourtant si intimes relèvent davantage d’un jeu littéraire, le texte biographique qui emprunte ses détails aux poèmes donne à l’instance poétique sa profonde originalité, individuelle, et la subjectivité d’une voix primordiale. Les chansonniers construisent donc, rétrospectivement, une lecture autobiographique de l’œuvre et prêtent au troubadour l’intention originelle et prégnante, fondatrice, de parler sincèrement de lui. Ils ancrent et actualisent dans le XIIIe siècle qui voit l’émergence de l’individu et de la parole personnelle [10] une production littéraire plus ancienne dont ils réorientent en profondeur la poétique. Le chant lyrique n’est pas, dans son premier souffle, autobiographique.

 

Du romanesque

 

Au moment où la réception engage une lecture autobiographique des poèmes et fait dans le même temps advenir une figure d’auteur selon un geste biographique cette fois, on pourrait attendre que le dispositif auctorial s’efforce de constituer un discours objectif tout en étant fondé sur la vie reconstituée des auteurs. Mais la lecture des vidas et des razzos, l’observation des enluminures révèlent la prégnance du romanesque et instaurent une tension brouillant l’intention de vérité qui aurait pu être sensible dans ces courts développements en prose. Les textes et les portraits font en effet tendre la notice biographique vers la littérarité du récit de vie qui relève davantage de ce que Paul Ricœur désigne comme une « mise en intrigue » : « une structuration de l’expérience du temps à travers l’acte de configuration narrative » [11]. La lecture rétrospective qui fait de la vie un destin, qui met en conformité les faits et les dits (puisque les vidas empruntent leurs éléments constitutifs aux poèmes) est par exemple sensible dans le vida de Jaufré Rudel et dans le portrait qui précède ses pièces lyriques (fig. 5).

 

Jaufres Rudels de Blaia si fo mout gentils hom, e fo princes de Blaia.
Et enamoret se de la comtessa de Tripol, ses vezer, per lo ben qu’el n’auzi dire als pelerins que venguen d’Antiocha. E fez de leis mains vers ab bons sons, ab paubres motz.
Et per voluntat de leis vezer, el se croset e se mes en mar. E pres lo malautia en la nau, e fo condug a Tripol, en un albrec, per mort. E fo fait saber a la comtessa et ella venc ad el, al son leit e pres lo entre sos bratz.
E saup qu’ella era la comtessa, e mantenent recobret l’auzir e·l flairar, e lauzet Dieu, que l’avia la vida sostenguda tro qu’el l’agues vista. Et enaissi el mori entre sos bratz. Et ella lo fez a gran honor sepellir en la maison del Temple. E pois, en aquel dia, ella se rendet morga per la dolor qu’ella ac de la mort de lui.


(Jaufré Rudel de Blaye fut un homme noble, prince de Blaye. Il tomba amoureux de la comtesse de Tripoli sans la voir, à cause du grand bien qu’il entendit dire d’elle par les pèlerins qui revenaient d’Antioche. Il composa beaucoup de bons poèmes sur elle avec de bonnes mélodies mais des vers très simples. Et pour aller la voir, il se croisa et se mit en mer. Malheureusement, il tomba malade à bord et il fut transporté dans une auberge à Tripoli, comme mort. Et ceci fut dit à la comtesse, et elle vint vers lui, auprès de son lit, et elle le prit dans ses bras. Il sut que c’était la comtesse et tout à coup il recouvra la vue et l’ouïe, et remercia Dieu de l’avoir maintenu en vie jusqu’à ce qu’il l’eût vue. Et ainsi il mourut dans les bras de la comtesse.et elle le fit ensevelir avec honneur dans la maison des Templiers ; puis elle se fit nonne à cause de la douleur qu’elle éprouva de sa mort [12]).

 

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[6] Voir J.-Cl. Schmitt, « La mort, les morts, le portrait », dans Le Portrait individuel. Réflexions autour d’une forme de représentation. XIIIe-XVe, dir. D. Olariu, Berne, Peter Lang, 2009, pp. 15-33.
[7] D. Cohn, « Remarques philosophiques sur le portrait individuel », dans Le Portrait individuel. Réflexions autour d’une forme de représentation. XIIIe-XVe, Op. cit., p. 271.
[8] L. Kendrick, « L’image du troubadour comme auteur dans les chansonniers », dans Auctor et Auctoritas. Invention et conformisme dans l’écriture médiévale, Paris, Ecole des Chartes, 2001, pp. 508–519.
[9] Respectivement dans « La transformation de la forme allégorique entre 1180 et 1240 », L’Humanisme médiéval dans les littératures romanes du XIIe au XIVe siècles, Paris, Klincksieck, 1964, pp. 107-146 et dans Langue, texte, énigme, Paris, Seuil, « Poétique », 1975.
[10] Voir M. Zink, La Subjectivité littéraire, Paris, PUF, « Ecritures », 1985.
[11] « […] le temps devient temps humain dans la mesure où il est articulé sur un mode narratif, et (…) le récit atteint sa signification plénière quand il devient une condition de l’existence temporelle » (P. Ricœur, Temps et récit. 1- L’intrigue et le récit historique, Paris, Seuil, « Points-Essais », 1983, p. 105).
[12] La Vie des troubadour, éd. cit., pp. 120-121.