Sidération
Jean Arnaud

Voir la série L’étoile jumelle

Voir la série Meduse & Cie

Objets narcissiques et médusants

 

Dans le dispositif de l’exposition « Sidération », les moulages issus des collections sont répartis et soclés dans la salle d’exposition côté rue. Les trois éléments de L’Etoile jumelle et quatre des six images circulaires de la série Méduse & Cie occupent le même espace. Les deux derniers éléments de cette suite sont disposés dans la grande salle de présentation de la collection.

Précisons maintenant les enjeux de ces œuvres à travers un bref récit de leur fabrication et de leur intention.

 

L’Etoile jumelle

 

L’Etoile jumelle 1 et 2 sont réalisés sur des feuilles de composite aluminium miroir (Dibond 3 mm) disposées horizontalement devant les baies vitrées de la salle d’exposition côté rue. Les images imprimées sur les surfaces travaillent avec la lumière naturelle et les reflets de la rue. Elles montrent en deux temps le point de vue de l’artiste en Narcisse confronté à son image sur l’étendue d’eau ; d’abord lorsqu’il contemple son reflet – son étoile jumelle – (à gauche), puis à l’instant où il touche ce visage, brouillant l’image de cet être aimé dont le corps est impossible à attraper (à droite) [8].

 

Combien de fois donne-t-il des baisers vains à la source menteuse !
Au milieu de ces eaux combien de fois plonge-t-il les bras
pour prendre le cou qu’il a vu – il n’attrape rien ! [9]

 

Dans L’Etoile jumelle, une corporéité plurielle agit pleinement dans l’image (soi et l’autre perçus simultanément). L’auteur joue Narcisse, mais le spectateur peut également y superposer sa propre image brouillée, en se penchant lui-même vers les surfaces réfléchissantes. Comme Narcisse, le regardeur potentiellement « s’épuise à abolir une frontière, la frontière de la séparation entre soi et son image » [10].

L’Etoile jumelle 3 est un petit tableau vertical (24 x 30 cm) ; il représente un narcisse sur une surface métallique ; l’image est confrontée au buste en plâtre dit de Narcisse, issu des collections du musée, de manière à occuper visuellement l’espace de la tête manquante de la statue, derrière elle sur le mur. Rappelons que le récit d’Ovide s’achève sur la description d’une métamorphose végétale : « A la place du corps on trouve une fleur safran avec des feuilles blanches tout autour du cœur » [11]. L’image s’offre finalement à notre regard, selon les termes de Pierre Legendre,

 

Sous le mode du témoignage, la vérité de ce qui n’est plus présent de corps, mais demeure comme trace, c’est-à-dire place marquée de ce qui était, autrement dit elle représente une absence. La vérité du désir de Narcisse pour son image devient vite commémorée. Nous qui lisons le poème célébrant le désir inextinguible, nous le voyons, à la fin du récit, représenté [12].

 

La mise en scène du reflet déformé et monstrueux de l’artiste côtoie ainsi dans L’Etoile jumelle cette « fleur-mémorial », le narcisse.

 

Méduse & Cie

 

La figure de Méduse et le mythe de Persée qui met en scène sa décapitation renvoient à la problématique du voir et de l’être vu. Figure d’angoisse, elle peut être comprise comme une représentation sexuelle effrayante, mais l’étude de ses représentations dans l’histoire et l’analyse des dérivés sémantiques qui s’y rattachent ouvrent d’autres dimensions : celle du narcissisme et de la mort. Vaincre Méduse, c’est devenir « mestor phoboio » [seigneur de la mort]et passer du regard qui tue à l’image qui protège en introduisant une distance avec l’objet terrifiant archaïque [13],

 

écrit Jean-Louis Le Run.

 

Les six tableaux circulaires de la série Méduse & Cie s’intéressent aux dimensions narcissiques et sociales du mythe. Techniquement, ils sont réalisés par impression numérique sur une surface métallique réfléchissante de même nature que celle de L’Etoile jumelle. Quatre d’entre eux (Méduse & Cie n°1 à 4, Ø 85 cm) sont disposés sur un grand mur dans la salle côté rue. Le premier tableau (n°4, à gauche) est une surface miroitante sans image imprimée, qui équivaut au bouclier offert à Persée par Minerve. Ce panneau nécessite un éclairage ponctuel puissant (venu d’en haut), car le spectateur doit se sentir gêné (potentiellement sidéré…) par la lumière en le regardant. Dans les trois autres tableaux à droite (n°1, 2 et 3), également réflexifs, l’autoportrait sidéré de l’artiste se superpose à une des images de Méduse présentées dans les moulages exposés. A un premier niveau, les tableaux miroirs de cette série constituent une tentative d’autoportrait de l’artiste déguisé en Méduse, au seuil de sa propre mort. Il est question dans ces images de mythes de métamorphoses, de camouflage, de travesti et d’intimidation, ces trois derniers constituant pour Roger Caillois les aspects principaux du mimétisme [14]. A un second niveau s’opère à travers le temps une sorte de fusion masculin / féminin mortifère, et on rappellera avec Jean-Pierre Vernant, qu’

 

En Gorgô les Grecs ont féminisé un aspect particulier de la mort : l’horreur qu’elle suscite par son altérité radicale. Mais pour dire la mort, les Grecs ont un nom masculin : Thanatos [associé à « la Belle Mort »] que le héros affronte sur le champ de bataille et qui lui assure, dans la mémoire sociale, une éternelle survie en gloire. Il y a encore d’autres figures féminines de la mort : à l’angoisse et à l’épouvante elles joignent le charme de la séduction, l’attrait de ce qui est autre, la tentation de l’inconnu [15].

 

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[8] « Il regarde, allongé au sol, l’étoile jumelle, ses yeux,
et dignes de Bacchus et dignes d’Apollon, ses cheveux,
(…) il admire tout ce qui le rend admirable » (Ovide, Les métamorphoses (III, 420-424), trad. Marie Cosnay, Paris, éditions de l’Ogre, 2017, n.p.). Pour les scientifiques, une étoile jumelle du soleil est une étoile ayant des caractéristiques semblables à celles du soleil.
[9] Ibid. (III, pp. 427-429).
[10] P. Legendre, Dieu au miroir, Op. cit., p. 44.
[11] Ovide, Les Métamorphoses, Op. cit. (III, 509-510).
[12] P. Legendre, Dieu au miroir, Op. cit., p. 44. L’auteur souligne.
[13] J.-L. Le Run, « D’un millénaire à l’autre, Méduse », Enfances & Psy, 2005/1 (n° 26) (consulté le 15 juillet 2020).

[14] R. Caillois, Méduse et Cie, Op. cit.
[15] J.-P. Vernant, La Mort dans les yeux. Figure de l’autre en Grèce ancienne, Paris, Hachette, 1985, p. 298 (consulté le 15 juillet 2020).