Sidération
Jean Arnaud

Deux autres images circulaires de même type (Méduse & Cie n°5 et 6, Ø 100 cm), sont disposées séparément, dans la salle des collections, au milieu des moulages et sans intention particulière d’établir un dialogue entre passé et présent. L’une d’entre elle présente non pas une Méduse antique, mais la Tête de Méduse du Caravage peinte en 1597-98. Un artiste partage avec la Gorgone d’être à la fois médusant et médusé. Il a le pouvoir de figer les personnages qu’il représente, et c’est une raison déterminante de l’intérêt des créateurs envers ce mythe. Pascal Quignard rapporte un propos qu’aurait tenu Le Caravage : « Tout tableau est une tête de Méduse. On peut vaincre la terreur par l’image de la terreur. Tout peintre est Persée » [16]. Ainsi, la Tête de Méduse du Caravage peinte sur un bouclier de parade en bois est utilisée dans cette série comme une sorte de relais iconographique et symbolique de la sidération. Il est presque certain que le peintre italien a utilisé un miroir pour donner à la figure de Méduse une force émotive à partir de ses propres traits. Le résultat n’est pas forcément un autoportrait ; mais ce qui est probable, c’est que Caravage a voulu associer bouclier et miroir pour représenter Méduse tout ou partie comme autoportrait, au moment où la sidération fait basculer une image de soi composite vers la mort [17]. La figure sidérée dans Méduse & Cie fait écho à celle du Caravage dans une image plus visiblement et volontairement composite.

A propos des pulsions contradictoires de vie et de mort qui cohabitent dans le mythe, Jean Clair écrit que

 

Méduse et Persée incarnent peut-être en fait la plus ancienne pulsion qui traverse le nouveau-né quand, répétant le mouvement qui l’a arraché à la mère, il s’arrache du monde inerte qui l’entoure et dont il ne voit pas encore les frontières pour devenir peu à peu conscient d’habiter son propre corps. Dans l’assomption jubilatoire de son image, il éprouve aussi bien que c’est par le regard qu’il peut tenir le monde à distance, qu’il éprouve la terreur symétrique de retourner au fond indifférencié et sanglant d’où il est issu [18].

 

Dans cette évocation du stade du miroir, on perçoit le caractère narcissique du face-à-face avec Méduse, et les artistes qui associent Méduse et Narcisse dans leurs œuvres l’ont bien repéré. Mais plus généralement, « Qu’il ferme les yeux et qu’il rêve dans la nuit (…), qu’il se laisse absorber dans la contemplation d’une peinture, l’homme est un regard désirant qui cherche une autre image derrière tout ce qu’il voit » [19]. Dans Les Métamorphoses, Ovide établissait déjà un lien implicite entre Narcisse et Méduse par le thème du reflet (III, 335-512). Le premier, sidéré par son reflet, en tombe amoureux et ne pouvant définitivement s’en détacher, « Il laisse tomber sa tête fatiguée dans l’herbe verte » [20].

 

Plus loin, pour expliquer le processus de victimisation de Méduse, Ovide convoque encore ce thème du reflet à ce premier niveau : Persée raconte d’abord comment il a pu trancher la tête de la Gorgone : le bouclier qui a piégé le reflet de Méduse lui évite d’être pétrifié lui-même. Mais le reflet est convoqué ensuite à un second niveau, lorsque Persée répond à l’un des chefs qui lui demande pourquoi, « seule, parmi ses sœurs, Méduse porte des serpents mêlés à ses cheveux ». Le héros lui dit :

 

Tu veux savoir ? C’est vraiment à raconter. Ecoute la réponse à ta question. Très célèbre pour sa beauté, Méduse était l’espérance même, recherchée par tant de chefs, rien n’était plus attirant en elle que ses cheveux. J’en ai rencontré un qui se souvient de l’avoir vue. Le maître de la mer l’a violée dans le temple de Minerve – c’est ce qu’on dit. La fille de Jupiter alors s’est détournée, de l’égide a caché son visage pur. Il ne fallait pas laisser le viol impuni : elle a changé les cheveux de Gorgone en hydres de la honte. Maintenant encore, pour terroriser ses ennemis, les foudroyer, la déesse porte, sur le devant de la poitrine, ces serpents qu’elle a créés [21].

 

Méduse, souvent figurée sur l’égide de la déesse Minerve/Athéna, expie la souillure du temple athénien qui lui est dédié, souillure retombée sur la Cité entière : tous les habitants devenaient symboliquement victimes potentiellement pétrifiées par leur propre reflet, ce qui absout en quelque sorte l’agresseur (ou la communauté) de tout blâme. Il ne s’agit donc pas ici du miroir lié à l’identité individuelle, mais bien du reflet dans son rôle social : on ne s’interroge pas ici sur la nature intrinsèque du « je » face à lui-même, mais sur celle qui se révèle au travers du regard de l’autre, qui nous renvoie notre propre image.

 

 

Exposition Sidération, par l’artiste invité
Images : Stéphane Marquet et Jérémy Frenette.
Production : Service Logistique et Audiovisuel (DACDS-Université Lumière Lyon 2).
Montage : Alexis Grattier, DIRCOM-Université Lumière Lyon 2.

 

>suite
retour<

[16] Cité par Pascal Quignard, Le Sexe et l’effroi, Paris, Gallimard, « Folio », 1994, p. 118.
[17] Voir B. Trentini, « Miroir, mon beau miroir… », MUCRI (Musée critique de la Sorbonne) (consulté le 15 juillet 2020).
[18] J. Clair, Méduse : contribution à une anthropologie des arts du visuel, Paris, NRF-Gallimard, 1989.
[19] P. Quignard, Le Sexe et l’effroi, Op. cit., p. 10.
[20] Ovide, Les Métamorphoses, Op. cit. (III, 502-510).
[21] Ibid.  (IV, 790).