L’exposition de l’époux dans l’autobiographie
par la photographie : Denis Roche et
Françoise ; Alix Cléo Roubaud et Jacques ;
Hervé Guibert et Thierry

- Anne-Cécile Guilbard
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Hervé Guibert n’ignore certes pas la valeur de révélation funeste de l’image (« ce visage qui me fixe peut bien se décomposer : il est déjà mort ») [36], mais justement, selon lui, « on pourrait dire que la photo, certaine photo, est une pratique très érotique : cette façon d’attoucher presque le sujet, de l’encercler, de modifier ses attitudes, mais surtout de rester à distance avec l’idée que l’appareil est magique et infernal […] » [37] (je souligne). Son opération de photographe, Guibert veut la faire prévaloir sur la magie propre à l’appareil, conserver l’autorité de son geste, au sens de sa responsabilité d’auteur :

 

[…] ce visage, ce corps que j’ai devant moi, dans la durée de la pose, de la mise au point, du déclencheur, je suis avec lui comme si je le sondais, c’est une seconde de vérité ou de mensonge qui va se produire, mais quelque chose va apparaître, quelque chose va se révéler, quelque chose va se trahir. Je vais savoir quelque chose de plus, je vais l’emprisonner, et il sera comme une preuve. Le secret de l’autre sera mon secret [38].

 

C’est ainsi, très singulièrement, une valeur d’échange que prend la photographie selon Guibert : la magie de l’appareil photo y devient un outil pour forcer un secret de l’autre (« vérité ou mensonge » prend-il soin de préciser, en accord avec l’ambiguïté qui couve dans toute son œuvre), et pour se l’approprier.

Au regard d’une telle conception prédatrice du portrait, on peut considérer l’importance du consentement de l’autre à ce qui constitue véritablement une « prise ». Le portrait de Thierry, qui fait face dans Le Seul visage au seul autoportrait de l’auteur dans cet album – et qui est fait au miroir (car Guibert ne lâche pas, donc, sa maîtrise) – peut d’emblée frapper par son académisme. En vis-à-vis de la photo de l’auteur, l’époux est centré dans l’image, surcadré par un effet de distance ; il pose assis face à l’objectif. La lumière qui l’éclaire en entrant dans la chambre vient d’une fenêtre à droite et modèle les volumes réguliers et fins de son visage, de ses bras et de son torse. Il est beau.

Dénote l’intimité du couple, non pas tant donc la pose de ce dernier, princière, mais sa tenue, simple serviette autour des hanches, et l’arrière-plan au lit défait qui fait indice de leur relation. A distance du photographe, en vis-à-vis frontal, dans le statisme de la pose, Thierry manifeste par son regard le consentement à la photo, à la prise par Hervé. Consentement plutôt que partage dès lors qu’Hervé Guibert prévient dans son journal :

 

Il est pratiquement impossible de photographier à deux, car la photo, comme l’écriture, est une pratique isolante. Elle est incompréhensible au moment où elle se fait, elle est une gesticulation absurde et prétentieuse. Elle est une coupure d’avec le monde au lieu de son rapprochement [39]

 

Aussi les photos de Thierry sont œuvre d’Hervé Guibert, et le premier s’y prend sans réticence manifeste, accepte de s’y prendre. Cette conscience de la coupure qu’est l’opération photographique selon Hervé Guibert dit à la fois la teneur égoïste de son œuvre, la maîtrise du projet dont il est seul auteur, démiurgique, et le désir de ce rapprochement que la photographie interdit, dans lequel précisément elle tranche.

Aussi le portrait le plus juste de l’époux dans Le Seul visage est-il la première photo du recueil, intitulé « L’ami ». Cadrant étroitement le torse qu’on connaît, Guibert insère sa main de photographe dans le cadre pour s’apposer sur la poitrine ; la photographie, qui a toujours été mesure des distances qui séparent le photographe de son sujet, devient abolition de cette distance, franchissement : fracture du cadre par laquelle le photographe rejoint l’époux non plus dans la chambre blanche mais dans l’espace intermédiaire qui isolait cette dernière à l’avant de l’appareil. Ni chambre blanche comme Denis Roche, ni chambre noire comme Alix, la photo est tirée de la chambre ordinaire où l’auteur et l’époux se rejoignent, où leurs corps peuvent se toucher dans la réalité vécue, à distance en fait de toute image. Cette image, photographie iconoclaste, dénonce le lieu hétérogène de la photographie, le suspens hors du temps, la mort. On notera d’ailleurs que Guibert, dans le geste qui défait la photographie et touche son ami, signe également la surface de cette image destruction de l’image. Il a gardé l’appareil à l’œil, risqué la fragilité du cadrage à une main, pour toucher le corps de son époux de l’autre, dans l’image.

 

Dehors et dedans, l’époux dans le projet autobio-photo-graphique de Denis Roche, Alix Cléo Roubaud et Hervé Guibert n’est pas l’accessoire d’une existence mais le partenaire d’une recherche poétique et photographique à chaque fois singulière, à chaque fois vécue ensemble. Puissance de l’auteur dans l’avènement, l’événement des trois chambres respectives : blanche, noire et familière où le couple défie la mort dans la réalité vécue – par l’acte dans la chambre blanche pour Denis Roche, par la révélation de l’image dans la chambre noire pour Alix, et enfin dans l’effondrement du cadre de l’image qui rouvre la chambre ordinaire où les corps se touchent pour Hervé Guibert. La contribution des époux à ces projets respectifs est nécessaire en photographie ; leur présence, leur acquiescement à l’œuvre sont ainsi condition de l’œuvre. Car il faut quelqu’un pour être pris en photo dans son sommeil à qui révéler ce visage inconnu ; quelqu’un à qui dire « ne bouge pas, je veux te prendre encore » et qui le fera ; quelqu’un avec qui être dehors et dedans l’œuvre fatalement solitaire.

 

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[36] Ibid., p. 91.
[37] Ibid.
[38] Ibid.
[39] Ibid., p. 72.