L’exposition de l’époux dans l’autobiographie
par la photographie : Denis Roche et
Françoise ; Alix Cléo Roubaud et Jacques ;
Hervé Guibert et Thierry

- Anne-Cécile Guilbard
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Ailleurs, au sujet des innombrables autoportraits à deux, il répond :

 

c’est aussi une façon de raconter une histoire d’amour que de se photographier à deux dans des quantités d’endroits. Il y a l’endroit. Se photographier, c’est obligatoirement se photographier dans un endroit qui lui-même, lieu d’amour, renvoie au désir de l’appareil-enregistreur photo. C’est pourquoi les légendes marquent toujours très précisément l’endroit et le jour, la date et l’espace. C’est le marquage illimité, éternel, du territoire amoureux. Orphée aussi [14].

 

On reviendra sur Orphée, mais de fait, les portraits de Françoise, les autoportraits à deux, et la présence de « F. » ou « Françoise » dans les textes constituent cette fois une part absolument essentielle de l’œuvre de Denis Roche depuis Notre Antéfixe (1978) jusqu’à la reprise des Photolalies (1964-2015) avec Gilles Mora en 2015, année de la mort de l’écrivain-photographe.

Chacun de ces trois photographes, de ces trois écrivains, commentent dans leur œuvre autobiographique, journal ou autre texte, leur rapport à la photographie, et leur rapport à l’autre, à l’époux. Et celui-ci se voit pris dans les photographies. Il faut distinguer, pour des raisons qu’on explicitera plus loin, le portrait de l’autoportrait à deux.

 

« L’amour de loin »

 

A l’intérieur du projet photographique d’Alix Cléo Roubaud se situe ce vœu aux accents barthésiens : « Que mes photos soient dans le quotidien ; notre œil tourné vers le futur antérieur de l’image consignée : nous avons été cela » [15].

On se rappelle « le futur antérieur dont la mort est l’enjeu » et le « ça-a-été » noème de toute photographie selon Barthes. Il y a, donc, dans le projet d’Operator d’Alix cette consignation pour mémoire du couple. Tradition de la photo-souvenir en somme, usage princeps de la photo amateur, mais au singulier accent de gravité qu’apporte la conscience omniprésente de la mort à venir bientôt. Il faut noter également ce « nous », cette première personne pluriel (« notre œil » « nous avons été cela ») qui inscrit dans le texte la nécessité photographique d’une coopération : tête-à-tête, face-à-face pour le portrait – aussi bien que pour l’autoportrait à deux une autre proximité sans doute plus évidente puisque représentée dans l’image. Se manifeste en tout cas cette réalité fondamentale de l’amoureux photographe : il ne peut qu’être avec l’autre pour que photographie il y ait.

Toutefois, Alix notait quelques mois auparavant le fameux paradoxe de cette coprésence dans laquelle tranche la photographie pour exister, en même temps qu’elle l’atteste : « la photographie d’un être aimé, fût-il le plus familier des proches, réinstaure à elle seule l’amour de loin : l’intangibilité et l’étrangeté première, toujours fascinante, d’un visage qu’on n’a pas vu » [16] (sur la page en regard, page 23, se trouve le portrait de Jacques au lit à la lampe).

Cette formule, magnifique [17], dit l’altération de l’autre en son image, en sa représentation, lors même que l’intention photographique court sans cesse au-devant de la relation actuelle pour l’enregistrer, enregistrer ce lien. La photo qui en ressort, isolée, parfaitement découpée, détachée, donne lieu à cette épreuve de l’étrangeté, en quelque sorte brutale, tant elle contrarie et contredit le projet, l’intention de prendre le visage aimé, celui qui est vu dans la relation en présence. N’apparaît finalement, fatalement, qu’un autre visage, celui qui s’est montré au moment de la levée du miroir dans l’appareil Reflex, au seul bref instant où le photographe n’a pas pu le voir [18].

C’est d’une tout autre manière que Denis Roche photographie Françoise. Il commente dans La Photographie est interminable la série de Pont-de-Montvert, série de quatre photos de Françoise au même lieu, à trente-quatre ans d’intervalle entre 1971 et 2005 [19]. Le projet a changé avec le temps : la première photo est une « photo souvenir », une « photographie sentimentale » [20], dit Denis Roche, mais par la suite, après la deuxième en 1984, celle de 1995 amorce autre chose qu’une photolalie entre deux images, il ne s’agit plus de photographier Françoise au même lieu ; en 2005, il s’agit d’aller chercher la photo qui attend là-bas que Françoise y soit prise. « Après, pendant des années, j’ai dit à Françoise qu’il fallait y retourner, qu’il me semblait qu’une autre photo nous attendait là-bas » [21]. Il faut « clore la série ». La série en fait s’est transformée en séquence, avec un début et une fin, une première et une dernière image dont l’ordre ne peut plus varier, où il n’est plus question d’intervalle entre deux photos mais essentiellement de l’écoulement du temps.

« Françoise a sans doute changé, d’âge, d’aspect, allez savoir, en deux fois dix ans [photos de 1975 et 1995] » mais en arrière-plan à droite, surtout, dit Denis Roche, « c’est le cimetière qui a changé et non Françoise. (…) ces photos apportent bien la preuve que ce n’est pas la vie qui a changé, mais la mort » [22]. La formule peut paraître facile, toutefois l’endroit visé par l’appareil (c’est sans doute l’apport théorique le plus important de Denis Roche à la réflexion sur la photographie) n’appartient certes pas à la vie courante. Dans l’acte photographique, l’espace visé, cadré pour la photo est le hors lieu et le hors temps qui sont déjà, à l’intérieur de la situation actuelle de la pose devant l’appareil, ceux de l’image. Denis Roche appelle cet espace devant l’appareil la « chambre blanche ».

 

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[14] Denis Roche, La Disparition des lucioles, Paris, Seuil, 2016 [1982], p. 76.
[15] A. Cl. Roubaud, Journal, 7 avril 80, p. 44.
[16] Ibid., 4 janvier 80, p. 22.
[17] Je remercie Philippe Maupeu qui me signale que la formule fait référence à l’« amor de lonh », depuis le poète Jaufré Rudel (XIIe siècle) un trait définitoire de l’amour « courtois » dans la lyrique occitane, auquel fait référence Roubaud, auteur de La Fleur inverse sur les troubadours.
[18] Jacques Roubaud reprend cette formule inaugurée par sa femme, « l’amour de loin », dans le texte consacré à Denis Roche : « III. 1. Habou Hôtel Louqsor "Une photographie est toujours ‘amour de loin’" ». Il précise dans une deuxième note préalable à son texte : « Les passages entre « » sont des citations (d’origine non spécifiée) de Denis Roche ; les passages entre ‘ ‘ proviennent d’autres auteurs (non identifiés). Le signe * est préfixé pour indiquer des variations sur des citations » (J. Roubaud, Quatrième déduction de la lumière : conversation pour Denis Roche », dans Denis Roche. Les Cahiers de la photographie n°23, 1989, citations respectivement p. 20 et 17).

[19] La Photographie est interminable, Op. cit., pp. 37-41.
[20] Ibid., p. 37.
[21] Ibid., p. 41.
[22] Ibid.