L’exposition de l’époux dans l’autobiographie
par la photographie : Denis Roche et
Françoise ; Alix Cléo Roubaud et Jacques ;
Hervé Guibert et Thierry

- Anne-Cécile Guilbard
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Hervé Guibert, dans les trois mises en scène où il installe T. pour faire des photos (Le fiancé p. 14, Sienne p. 15, Ecriture p. 45), en semble très conscient. Il se montre ici (ce n’est pas le cas ailleurs) le plus classique des trois photographes : il ne s’agit pas de photos souvenirs (même si l’on sait bien que toute photo constitue une photo souvenir pour le photographe), il s’agit de composition photographique, de lumière et d’aménagement de l’espace intérieur au cadre pour faire une belle image. T. est ici employé comme modèle du photographe, ses belles épaules offertes à la lumière d’Italie qui filtre par les persiennes, ou en allégorie de l’écriture, corps nu écrivant à sa table.

Pour « Le fiancé », c’est un peu différent, car le titre indique s’il était besoin le jeu de la pose, le moment de carnaval privé avec le photographe. Le regard de T. sous le voile est pourtant ici sérieux à l’intérieur de la mascarade, il laisse entendre non pas tant une vraie gravité mais au moins le consentement bref à l’enregistrement de la photo, dont tous deux savent qu’elle va faire autre chose de ce qui était une récréation : un rite, comme un mariage secret.

Mais enfin, que ce soit pour la belle image ou pour consigner de vraies fausses fiançailles, Hervé Guibert montre par ces images que la chambre blanche dans laquelle il installe ici son amant constitue l’espace de l’image plutôt que l’inscription d’un instant de vie. La distance qui sépare en termes peirciens la tendance iconique de la photographie de sa tendance indicielle, bien que la photo ne largue jamais aucune de ces deux attaches sémiotiques, est observée dans les images d’Hervé Guibert. Si l’icône dément l’index, si l’image verticale contredit la relation horizontale entre le photographe et son modèle, le statut de T. dans l’œuvre photographique de Guibert passe en même temps selon les cas de modèle à chéri, selon les choix du photographe qui fait des photos avec T. ou des photos de T.

Ce que l’on voit, c’est que même la photo de T. dans « Le fiancé », sans doute extraite d’un moment vécu, un après-midi d’installation de la moustiquaire dans la chambre de l’île d’Elbe qui a tourné au jeu entre les garçons [23], a basculé dans la fiction dès lors que l’appareil photo a été sorti : la présence de l’appareil a transformé la chambre de l’île d’Elbe en cette « chambre blanche » qui n’appartient qu’à la photographie, là où se tient « l’amour de loin » dont parlait Alix.

Ainsi, si Denis Roche enregistre les changements de la mort plutôt que du vivant en photographiant Françoise à Pont-de-Montvert, si Hervé Guibert utilise à des fins de fiction – sincère – la puissance de la photographie, Alix Cléo Roubaud, en photographiant Jacques, consigne, de la seule manière qui soit possible, c’est-à-dire poétique, leur amour pour faire œuvre autobiographique.

 

Rejoindre l’autre dans la chambre blanche : les autoportraits à deux

 

Denis Roche et Alix Cléo Roubaud ont en commun la pratique de l’autoportrait au retardateur, pratique qui ne sera pas celle d’Hervé Guibert, ce qu’on pourra justifier plus loin.

C’est en décrivant cette pratique que Denis Roche apporte cette idée très opératoire de la chambre blanche. Il distingue trois chambres :

 

Quelle étrange traversée des chambres : d’abord la froide, qui précède le style, puis la forte, qui permet de faire le coup des épaules et de la nuque au réel, et enfin la blanche, dans laquelle nous sommes souriants et amusés, conscients, dès que l’expérience aura été suffisamment répétée que le lieu (c’est-à-dire ce que montre la photographie) est comme une contrepèterie du moment (autrement dit, ce qui se passe quand on prend la photo). Entre autres [24].

 

L’idée, puis l’installation du cadre dans le viseur de l’appareil, puis la pénétration dans ce cadre. Exception, fait remarquer Denis Roche, car jamais un écrivain ne peut entrer dans son texte comme un photographe peut entrer dans sa photographie : dans la chambre blanche, écrit-il, « vous devenez vraiment un personnage qui se trouve “pris en photo” » [25].

Exception, et pourtant. Le devenir-personnage, si l’écriture l’effectue, transformant illico l’auteur en narrateur de son récit, la photographie le performe, le réalise. C’est cette « contrepèterie du moment » que formule Denis Roche : les mêmes (l’auteur et sa femme) apparaissent, mais dans un autre ordre, celui de l’image. Et ceci, dès que l’appareil les vise, et pas seulement une fois la photo faite : la situation photographique a ainsi, à l’intérieur de la réalité vécue, un statut de fiction spécifique, vis-à-vis de laquelle les sentiments peuvent varier, de la désinvolture savante (Roche) au malaise de l’impression posthume que Barthes Spectrum décrit dans l’expérience de la pose : « je deviens vraiment spectre » [26].

Denis Roche favorise les extérieurs pour faire ses allers-retours dans la chambre blanche, fasciné par l’essence même de ce temps de parcours qui le fait courir du viseur derrière l’appareil à sa place fixée devant, aux côtés de Françoise dans le cadre. Les exemples abondent dans l’œuvre photographique, et les récits de leur réalisation sont répétés aussi : course contre le temps, placements interrompus par le déclic prématuré ou entendu au moment même où le photographe, inquiet de ne pas l’entendre venir, a quitté la pose pour aller voir… Denis Roche marchant, courant, en route de dos vers Françoise ou remontant de face vers l’objectif : tel est le personnage de l’auteur. Mais elle ? Elle, elle a été installée dans le décor, repère pour que l’auteur sache où il se placera : elle est ainsi constitutive de l’image à faire. Constitutive.

C’est là qu’Orphée intervient dans la théorie de la photographie selon Denis Roche, avec l’inspiration proprement blanchotienne du rapport qu’il entretient avec elle. Françoise est Eurydice, que le Poète vient chercher au royaume des morts, permission accordée au privilège de l’art de sa lyre/appareil-photo. « Orphée s’est enfin retourné et la voit et, dans la fraction de seconde où il peut dire : « C’est bien elle », elle disparaît. (…) La femme qu’on photographie est donc symbole : de beauté, on l’a vu, de lumière et de volume ; et aussi de temps suspendu » [27]. Françoise devient ainsi, pour Denis Roche, la photographie même, puissance de ratage du réel en même temps, au même lieu, que déploiement poétique.

 

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[23] D’autres cadrages de la même situation permettent de reconnaître la chambre de l’ancien monastère italien où Hervé Guibert passe souvent du temps l’été, avec des amis, chez Hans-Georg Berger.

[24] D. Roche, La Disparition des lucioles, Op. cit., p. 18.
[25] Ibid., p. 76.
[26] R. Barthes, La Chambre claire, Paris, Cahiers du cinéma/Gallimard/Seuil, 1980, p. 30.
[27] D. Roche, La Disparition des lucioles, Op. cit., p. 144.