L’exposition de l’époux dans l’autobiographie
par la photographie : Denis Roche et
Françoise ; Alix Cléo Roubaud et Jacques ;
Hervé Guibert et Thierry

- Anne-Cécile Guilbard
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Céder à l’appareil la responsabilité de ce qu’il voit contredit la maîtrise ordinaire du photographe (même si on en a noté la précarité fondamentale) : s’isoler, soi et l’autre, dans la chambre blanche face à l’appareil réglé pour déclencher quelques secondes plus tard, consiste évidemment en une pratique complice, puisque le photographe délègue finalement sa maîtrise à l’appareil, en s’installant, spectre solidaire, aux côtés de l’époux.

Chez Denis Roche, on l’a compris, l’enjeu est l’expérience répétée, comme celle de faire l’amour, de cette assomption dans leur réalité vécue de ces moments de temps suspendu, de ces espaces poétiques où Françoise et lui, ou Françoise devant lui, deviennent ces personnages. L’expérience ne dure pas, les photos montrent certes qu’elle a eu lieu, mais c’est l’expérience, l’acte photographique qui fournit l’essentiel de la pulsion photobiographique rochienne : on notera au passage la déchéance de l’image au profit de l’expérience qu’entraîne une telle approche dans le discours de Denis Roche. Les photos apparaissent comme traces, fiables, de la jouissance de l’acte [28]. D’où la littérarité de l’œuvre, perceptible même hors son commentaire.

Chez Alix Cléo Roubaud, l’image compte, à un point rare dans la réflexion contemporaine sur la photographie : elle distingue l’image de la piction, ce qui est empreint sur le négatif qui n’est pas une image mais la base de sa réalisation. Seules comptent pour Alix les épreuves fabriquées dans la chambre noire, véritable lieu de la création photographique. Le lien que ces dernières entretiennent avec la réalité vécue est de révélation de l’invisible. Ainsi, « l’ombre de ton bras autour de moi. Photographique en ceci que c’était l’empreinte de ton corps sur une surface que tu ne voyais pas » [29].

Alix se photographie avec son époux le plus souvent dans des intérieurs, salons éclairés façon studio professionnel, ou encore plus souvent dans des chambres d’amour, au lit. Consignation d’instants certes, mais aussi, on le comprend, volonté de voir, pas seulement d’objectiver (ce serait là le rôle seul de la prise de vue), mais de créer une image d’eux, pour la voir, pour voir ensemble ce qui leur est invisible d’eux-mêmes. Les photographies d’Alix sont ainsi dans la vie, et ce sont des

 

objets curieusement fragiles, comme destinés à disparaître. Mais tout semble destiné à disparaître.
Tout disparaîtra, d’ailleurs [30].

 

Le don de photographie apparaît dès lors logiquement comme un cadeau d’une importance absolument singulière :

 

Jacques regarde sa propre mort, qu’il éclaire, sans visage, de sa main. Lui ai apporté cette image aujourd’hui comme pour m’en défaire. Des cadeaux dont on ignore le sens.
Dégager l’âme des choses. Leur double incorporel. Ton autre visage, celui que tu ne vois pas, en deçà de ton œil, au-delà de ta vie : redoublement né du regard amoureux : je t’aime jusque-là.
Ce n’était pas ordinaire un cadeau ordinaire l’image de ta mort.
(…)
Photographier le sommeil (là où on ne se voit pas) ; furtif de la photographie, comme si on voulait regarder et fixer l’aveuglement de l’autre, du photographié, comme si on voulait obturer ses sens, détourner son regard à jamais, comme si on voulait être seul au monde à voir du tout, que le monde soit tout entier vu [31].

 

Toujours, donc, l’idée que l’image révèle l’invisible, et la photographe amoureuse fait don à son époux de ce qui lui manque, de son propre visage inconnu. Le rêve d’omnipotence révélatrice de la photographe touche d’abord ainsi le visage aimé, en « dédoublement né du regard amoureux » : l’époux est regardé, bien sûr, mais il est aussi vu, créé pour être vu aussi dans son image, sorti de la chambre noire après la chambre blanche. Si l’activité est présentée comme un objet de fascination morbide, celle-ci défie la mort à venir en la créant dans la vie – même si « tout disparaîtra », les photos comprises.

Ainsi chez Alix, la chambre noire vaut autant sinon plus que la chambre blanche, et si complicité il y a, nécessairement, dans cette dernière, la blanche dans laquelle ils posent et exposent leur intimité, il y a en revanche absolue solitude créatrice dans la noire, sous l’agrandisseur parmi les bains chimiques (dont Alix, d’ailleurs, respire l’air sans égard pour sa santé précaire), où elle travaille seule à développer, à faire ses images qui leur diront, à Jacques et elle, qui ils ont été au-delà de ce qu’ils pouvaient voir. Vis-à-vis de Jacques, qui est le grand écrivain Jacques Roubaud, le poète, Alix écrit aussi le vœu de réciprocité de leur activité créatrice, nécessairement solitaire : « Que nous soyons la chambre noire l’un de l’autre » [32]. Ecriture et photographie sont de fait, dans cette conception singulière qu’en a Alix avec le rôle de la chambre noire, et à l’opposé de celle qu’en a Denis Roche, des activités de création solitaires.

Enfin, on le disait, Hervé Guibert n’utilise pas le retardateur. Du moins dans les photos qu’il a choisi de publier en 1984 [33]. Pas d’autoportrait à deux l’exposant avec T. comme dans les œuvres d’Alix Cléo Roubaud et de Denis Roche – sinon, peut-être, très discrètement, par leurs deux pieds posés sur un bord de canapé dans un instantané que son ayant-droit publiera dans les recueils de photos posthumes. C’est que, ainsi que l’a très justement commenté Robert Pujade dans Hervé Guibert : une leçon de photographie [34], la photographie selon Hervé Guibert est essentiellement relationnelle. Dénotée comme technique de drague dans la préface du Seul visage, comme « pratique très amoureuse » dans L’Image fantôme, elle est inconditionnellement liée à la relation que le photographe entretient avec qui il photographie : « La photo qu’un autre que moi pourrait faire, qui ne tient pas au rapport particulier que j’ai avec tel ou tel, je ne veux pas la faire » [35].

 

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[28] Au sujet de cette liquidation de l’icône en photographie qui sollicite le récit avec l’intrusion du photographe dans le cadre de l’image, je me permets de renvoyer à mon article : « Des photographes dans les photographies d’aujourd’hui. Pour une esthétique du geste photographique », La Licorne n°130. A.-C. Guilbard et P.-J. Truchot (dir.), Présences par effraction et par intrusion, Rennes, PUR, 2018, pp. 193-208.
[29] Journal, 9 février 80, p. 33.
[30] Ibid., 31 mars 80, p. 40.
[31] Ibid., 6/7 janvier 80, pp. 22-23.
[32] Ibid., 9 février 80, p. 33.
[33] Il en est autrement dans Suzanne et Louise, son roman-photo publié en 1977 auquel participent ses grands-tantes, et plus tard, dans de nombreux autoportraits où il se met seul en scène, comme dans son film vidéo, La Pudeur ou l’Impudeur, qui sera monté après sa mort par Maureen Mazurek et qui contient de très nombreux plans en caméra déposée sur pied ou sur un meuble : c’est là d’ailleurs l’exact principe de la chambre blanche qui fait la complexité de ce film témoignage sur sa maladie, car Guibert, en déposant la caméra, sait bien qu’il entre dans le champ pour y jouer son propre rôle. Je me permets de renvoyer à ce sujet à l’article que j’ai écrit pour Trafic n°24, « l’imagerie fantôme d’Hervé Guibert », Paris, POL, 1998.
[34] R. Pujade, Hervé Guibert, une leçon de photographie, Lyon, Université Claude Bernard Lyon 1, INSA de Lyon, 2008.
[35] H. Guibert, Le Mausolée des amants, Op. cit., p. 23.