La vie mise à l’épreuve
chez Annie Ernaux

- Anne-Lise Blanc
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Majoritaires par rapport au texte dans le photojournal d’Ecrire la Vie, les photos, présentées dans l’ordre chronologique, sont issues d’un fonds domestique constitué par les circonstances jugées importantes et qui témoigne, plus généralement, de ce qui a compté : acquisition d’une voiture, mariage, naissance d’un enfant, photos de classe, de vacances, de lieux ou d’êtres chers dont on veut garder la trace. S’y ajoutent quelques photos d’identité détournées, reprises à leur usage administratif, et devenues matière d’archive. Leur assemblage raconte explicitement une vie, leur « succession "fait histoire" » (EV, 8) : elles ont une fonction testimoniale et une dimension narrative plus traditionnelle. Ce qui alors fait punctum, ce sont les extraits du journal : comme des « lueurs mouvantes » (EV, 9), posées çà et là sur les images, souvent ils intriguent et prescrivent un regard inquiet sur le sens des photos.

Ambivalente et mobile, par la place comme par la fonction qu’elle a à l’égard du texte, la photographie permet toujours d’interroger et même de réévaluer l’étroit rapport chez l’écrivain entre la vie et l’écriture qu’en un sens elle conforte aussi. Témoignant de la « réalité des traces » (UP, 13) et d’une histoire passée, elle permet également de mettre au jour les traces qui n’ont pas été capturées et d’exprimer sans l’expliquer ce qui s’est tramé dans l’existence. Elle participe ainsi à l’illusion, qu’Annie Ernaux poursuit inlassablement dans son œuvre, de saisir une réalité sans prétendre tout dire. Si elle est, en photographie, une adepte du flash (cela n’étonnera personne), ce n’est peut-être, à la réflexion, pas tant parce qu’elle cherche à faire toute la lumière et à mettre les choses à plat que parce que ce procédé peut aussi produire des reflets lumineux et des ombres portées, mettre en lumière non complètement mais autrement la vie. La photographie n’est d’ailleurs pas aux yeux d’Annie Ernaux ce qui permet de tout voir ou de tout montrer. Et même, dans l’avant-propos du Journal du dehors, elle présente la photo non comme un adjuvant de l’écriture mais comme le modèle d’une technique d’écriture qui, idéalement, lui permettrait de rester dans la réserve : « J’ai évité le plus possible de me mettre en scène et d’exprimer l’émotion qui est à l’origine de chaque texte. Au contraire, j’ai cherché à pratiquer une écriture photographique du réel, dans laquelle les existences croisées conserveraient leur opacité et leur énigme ». Notons toutefois qu’elle reconnaît l’échec relatif de ce désir de retrait de soi : « Mais, finalement, j’ai mis de moi-même beaucoup plus que prévu dans ces textes : obsessions, souvenirs, déterminant inconsciemment le choix de la parole, de la scène à fixer » [13].

Si Annie Ernaux s’emploie à expérimenter les pouvoirs de la photographie tout au long de son œuvre écrite, c’est peut-être précisément parce qu’en même temps qu’ils lui ouvrent un accès sur l’existence, ils en révèlent la part d’incommunicable, que la photographie peut apparaître tour à tour et parfois en même temps comme un outil de transmission, comme un écran, comme un instrument de contestation et comme un rempart au désarroi des émotions qu’entraîne la vie dans son cours.

 

Transmission

 

Quelles qu’elles soient, qu’elles proviennent d’un lointain passé ou d’une histoire toute proche, les photographies sont dotées chez Annie Ernaux du pouvoir libérateur des images parce qu’elles offrent des passerelles : témoins d’une histoire qui a été et s’est jouée parfois sans elle, et, permettant un regard retourné, elles donnent lieu à une écriture que les circonstances auraient pu, sinon, bâillonner. Le terme de « témoin » apparaît en l’occurrence d’autant plus idoine qu’au-delà de la simple preuve matérielle, sa polysémie évoque ce repère qu’en architecture on place pour observer l’évolution d’une lézarde ou encore ce relais qu’en athlétisme on transmet dans une zone de passage à quelqu’un qui va poursuivre notre course… Mais un témoin, c’est aussi le spectateur d’un crime, capable donc d’en rapporter la scène. Le modèle de l’investigation policière est un de ceux que prend L’Usage de la photo mais il est galvaudé. Annie Ernaux évoque « un jeu de Cluedo » (UP, 150) partiel et incomplet puisque sans crime et sans arme : sa référence souligne surtout l’énigme de son expérience. Marc Marie, lui, mentionne « le besoin impérieux de fixer sur pellicule l’exacte disposition [des] vêtements (…) en ne touchant ni ne déplaçant rien. Comme des flics l’auraient fait après un meurtre » (UP, 30). Les vêtements sont devenus pour lui des pièces à conviction ou les « vestiges » sacrés d’une scène invisible, les seuls témoins du réel qu’il faudrait à tout prix préserver. Mais il précise que « le crime ne résidait pas dans ce que nous venions de faire, mais dans l’action de le défaire » (UP, 31). Les clichés préviennent le crime qui consiste en la remise en ordre des lieux. Moins témoin alors qu’intermédiaire, la photo serait entre faire et défaire, un geste entre deux actes [14] : prolongeant l’un, différant l’autre, qui relie là où la vie sépare, ménage des transitions ; moins un témoin donc finalement qu’un relais.

Cet effet de relais apparaît également très visible dans le photojournal d’Ecrire la Vie. Là encore l’auteur ne manque pas, à travers les extraits de son journal dont le raccord avec les photos qu’ils côtoient ou qu’ils couvrent apparaît parfois très ténu, de marquer son sentiment d’écart. Mais dans la succession des photos, un autre dialogue se propose entre ces images familiales qui restent en partie muettes et les textes antérieurs dont elles nous « parlent » et qui ne nous les avaient jusque-là présentées que dans l’écriture. L’effet d’inversion est alors saisissant qui donne le sentiment que l’œuvre écrite a produit ces photographies. Des photos qui prennent à travers les réminiscences qu’elles éveillent chez le lecteur d’Ernaux une épaisseur singulière, retrouvant la fonction de transmission généralement prêtée aux « photos de famille ». Cette fonction, Annie Ernaux la leur a souvent reconnue, les ayant maintes fois évoquées dans le flux du récit, pour (re)trouver des liens « avec le monde dont [elle est] issue [15] ». Ravivant des souvenirs voués à s’effacer, la photographie permet aussi à l’occasion de réactiver des expressions figées en passe de disparaître comme à travers ce souvenir de lecture : « Dans une nouvelle de Maupassant, une servante, pour avouer qu’elle a couché avec le fermier, son maître, déclare simplement : "On a mélangé nos souliers". Personne ne dit plus "souliers". Un jour, M. et moi, on ne mélangera plus les nôtres » (UP, 43). Rappelé à la mémoire puis régénéré dans son sens propre à la lumière d’une photographie où les « chaussures » gisant « délacées » prennent une dimension très « humaine », l’euphémisme de bienséance devient sous la plume d’Annie Ernaux l’expression idoine des effets tumultueux de la rencontre des amants. Mais cette réactivation permise par la photo ne masque pas l’obsolescence de l’expression qui semble promettre celle de la relation charnelle. Le pouvoir de reviviscence de la photo n’est, au mieux, qu’un éclat dans le texte.

 

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[13] A. Ernaux, Journal du dehors, dans Ecrire la Vie, Op. cit., p. 500.
[14] On pense ici à la définition que Roland Barthes, réfléchissant à l’écriture brouillonne de Cy Twombly (qu’il compare à une « boule d’étoffe chue par terre », mieux capable qu’une présentation dans sa forme propre de l’objet, de révéler son « essence ») donne du geste : « Qu’est-ce qu’un geste ? Quelque chose comme le supplément d’un acte. L’acte est transitif, il veut seulement susciter un objet, un résultat ; le geste c’est la somme indéterminée et inépuisable des raisons, des pulsions, des paresses qui entourent l’acte d’une atmosphère […] ». (R. Barthes, L’Obvie et l’Obtus, Essais critiques III, Lectures : le geste, « Cy Twombly ou Non multa sed multum », Seuil, 1982, pp. 146-148).
[15] A. Ernaux, Une femme, dans Ecrire la Vie, Op. cit., p. 597.