La vie mise à l’épreuve
chez Annie Ernaux

- Anne-Lise Blanc
_______________________________

pages 1 2 3 4 5

Dans L’Usage de la photo, Annie Ernaux « ouvr[e] son espace d’écriture » (UP, 47). L’ouvrage publié avec Marc Marie en 2005, écrit tandis qu’Annie Ernaux suit un traitement contre le cancer, allie dans un ordre régulier les textes écrits simultanément mais séparément par les deux écrivains autour de quatorze photographies sélectionnées parmi un ensemble de quarante clichés accumulés dans l’approximative durée d’une année [11]. Prises après l’amour par les amants, toutes font état des bouleversements matériels provoqués par leurs étreintes. Soucieux de « conserver l’image du paysage dévasté d’après l’amour » (UP, 25), ils conviennent de n’en rien modifier avant d’en fixer l’image. Le plus souvent ces photographies exposent leurs vêtements retirés à la hâte, tombés à terre, retroussés, retournés, dispersés, emmêlés et dont il est parfois malaisé de reconnaître les pièces, même pour le couple dont ils sont les « dépouilles » (UP, 72). Décrites parfois avec minutie, elles donnent lieu à des réminiscences, moins de la scène d’amour dont ils sont les traces d’ailleurs, que d’événements contemporains parfois vécus ensemble, de lectures, chansons, histoires qui ont pu les émouvoir, de souvenirs plus lointains et plus personnels qui ressurgissent dans le miroir photographique.

L’autre Fille est un texte intime et bref, marqué par les motifs de la perte et du défaut, qu’Annie Ernaux publie en 2011. Son écriture trouée, parfois suspendue (comme interdite), quelquefois majuscule ou encore italique (souvent les mots des autres qu’elle a gardés en travers) est une écriture de l’émotion marquée par les défaillances de l’histoire et le désarroi de l’écrivain, une écriture parfois réticente, troublée, et qui ne va pas de soi. S’accordant à la ligne éditoriale de la collection (« Les Affranchis »), le récit prend la forme d’une lettre écrite à une absente : la sœur disparue avant sa naissance, entrée « morte dans [s]a vie » (AF, 13). Dans ses plis : deux photographies qui représentent non le personnage dont le titre pouvait faire attendre le portrait mais deux foyers de l’enfance : le commerce des parents à Yvetot (au début de l’ouvrage) puis celui de Lillebonne, qui fut aussi le lieu où naquirent les deux filles et où mourut la première (vers la fin de l’ouvrage). A défaut d’un portrait de « l’autre fille » (à moins qu’ils n’en tiennent lieu ?), on trouve en outre, en quatrième de couverture, trois portraits de l’auteur qui appartiennent à une série : son visage y est dupliqué avec de légères variations de distance, de clarté, de netteté. Dans la photo centrale, plus truquée que les autres et un peu floue, le sujet subit une distorsion, il est penché mais aussi dédoublé, ce qui donne l’impression qu’il est en mouvement : apparition ou disparition ? En tout cas passage.

Dans Ecrire la Vie, volume publié en 2011 et où l’écrivain a réuni un peu plus d’une vingtaine de ses textes elle propose en guise de biographie une « sorte de photojournal » (EV, 8) qui s’ouvre sur la photo pâlie d’un amas de manuscrits. Des feuillets libres où l’on devine des notes écrites au cours du temps. On trouve en suivant, au contraire de ce que l’on a dans L’autre Fille, une multitude de photographies qui sont qualifiées, en quatrième de couverture, de « personnelles ». Ces photos se succèdent, se regardent ou se superposent. D’époque, on les devine issues d’albums de famille. Elles reprennent l’ordre de la vie mais de façon diverse. En pleine page, accolées bord à bord (l’une à l’autre ou à la page) ou enchâssées de blanc, elles peuvent aussi être incrustées dans une autre photographie qui leur tient lieu de fond. Parfois en médaillon, parfois reprises, agrandies, réduites, floutées, palies, découpées ou encore serties de leur entour dentelé d’origine, elles soulignent des ressemblances, des similitudes mais aussi des écarts et même des distances. L’ensemble constitue un récit en images et discontinu de la vie de l’écrivain et de son entourage proche. Parfois de simples légendes sont inscrites à même l’image. Certaines photographies rappellent au lecteur des descriptions lues dans les textes de l’écrivain. Mais c’est un « autre texte, troué, sans clôture, porteur d’une autre vérité » (EV, 9) qui figure par bribes intercalées entre les images ou posées sur elles : celui du journal, décomposé pour l’occasion. Retenus « en fonction des photos choisies, des êtres ou des lieux qu’elles représentent, surtout des années où elles ont été prises » (EV, 9) et au mépris de la chronologie de l’écriture, ces fragments qui accompagnent les images sans les commenter laissent au lecteur le loisir de mesurer, dans la béance que ne comble pas la profusion des documents, l’écart sensible entre ce que montrent les images et ce que contient l’écriture.

Trois ouvrages donc où figurent des photos de nature très différente et dont la fonction est variable (voire floue), où la mobilité des usages de la photo est preuve d’une créativité résolument vivace. La photographie est pour Annie Ernaux un outil à la fois coutumier et étrange, intime et extérieur qui, archive familiale, pièce rapportée ou production personnelle, est un autre de l’écriture et qui, comme tel, participe à en révéler les enjeux. Qu’elle soit déclencheur de l’écriture (comme dans L’Usage de la photo) ou tiers inclus (comme dans L’autre Fille), sa fonction est moins illustrative qu’herméneutique et moins d’authentification que de réflexion. Une fonction qui, étrangement, semble pouvoir migrer (peut-être parce qu’elle est plus propre au dispositif intermédial qu’à la photographie) puisqu’elle est dévolue (et peut-être rendue ?) à l’écriture dans Ecrire la Vie où le photojournal propose un renversement des rapports entre photo et écriture.

Dans les deux premiers textes, on serait tenté, si l’on peut oser la transposition, de voir la photographie comme le punctum du texte. Le punctum tel que le définit Barthes pour la photographie, c’est ce qui, singulier dans la photo, « vient déranger le studium » qui, lui, permet d’apprécier la visée du photographe et de comprendre le sujet photographié. Facteur de discontinuité, le punctum est un détail qui émeut et parfois blesse : « piqûre, petit trou, petite tâche, petite coupure (…) qui me point (mais aussi me meurtrit, me poigne) » [12] écrit Barthes dans La Chambre claire. Dans L’Usage de la photo et dans L’autre Fille, les photographies incluses sont des signes troubles et troublants, corps étrangers dont la présence provoque l’interrogation ou laisse perplexe, comme des traces à la fois incontestables et en partie indéchiffrables, qui ne se laissent pas aisément assimiler. On ne s’étonne pas du coup qu’Annie Ernaux rapproche volontiers la photographie des « traces matérielles » (UP, 121) de la présence, traces du temps et de la vie, tangibles mais opaques et laissées sans dessein apparent :

 

Je m’aperçois que je suis fascinée par les photos comme je le suis depuis mon enfance par les taches de sang, de sperme, d’urine, déposées sur les draps ou les vieux matelas jetés sur les trottoirs, les taches de vin ou de nourriture incrustées dans le bois des buffets, celles de café ou de doigts gras sur des lettres d’autrefois (UP, 74).

 

>suite
retour<
sommaire

[11] Dans son préambule, Annie Ernaux indique quels appareils ont été utilisés et précise que les trois sont argentiques. Elle indique en note : « Ce terme apparu dans les dernières années pour différencier de numérique (…) me paraît incongru, impossible à appliquer sur ce qui reste pour moi, simplement, un appareil » (UP, 11).
[12] R. Barthes, La Chambre claire [1980], Œuvres complètes, Paris, Seuil, tome III, 1995, p. 1126.