Le livre en ses miroirs :
entre mots et images
- Catherine Soulier
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Mais en fait-elle pour autant un monument ? Si oui, c’est un monument en ruines. Le caractère fragmentaire du texte dont les mots, dans leur noirceur dispersée, ne sont au dire de Jabès qu’« ombre et poussière d’ombre », les images de pulvérulence sur lesquelles la treizième section l’interrompt plutôt qu’elle ne le clôt disent assez que le livre se défait autant qu’il se fait. La « main » de l’écrivain n’est pas si différente de celle de Pénélope qui détissait la nuit ce qu’elle avait tissé le jour. Certes, avec son rabat, la couverture imaginée par Raquel, fermant très fortement le livre sur lui-même, pourrait laisser supposer qu’il s’agit d’un objet parfaitement fini. Mais les déchirures du papier teint, l’inachèvement ostensible de ce qui n’est, dans la première intervention du peintre, qu’amorce par les deux lignes au crayon d’un cadre interne où serait mise en abyme la page, comme pour défaire le rectangle de l’intérieur, pour signaler l’existence d’une autre page, ruiniforme, dans la page, s’accordent avec les mots de Jabès afin d’inscrire au sein du livre le travail négatif qui le déconstruit, la violence conjointe de l’Histoire et de l’écriture.
Monument. C’est ainsi que la note finale du livre de 1994 désigne à deux reprises Les Septante quand elle précise que « Pierre Skira et Pascal Quignard [y] ont travaillé de mai 1992 à février 1995 », puis quand elle révèle qu’ils ont dissimulé au dos de l’un des pastels l’unique exemplaire de l’édition originale. Le polyptyque, auquel renvoie sans ambiguïté la seconde occurrence du terme, est, à l’évidence, de dimensions suffisamment imposantes pour mériter cette appellation. Mais un monument n’est pas seulement un objet de grande taille. Dans son sens d’ouvrage destiné à perpétuer le souvenir, le mot peut parfaitement convenir à un livre, fût-il comme le volume paru aux éditions Patrice Trigano, avec ses 28 x 17,5 cm, d’un format relativement modeste. Si l’on admet que le vocable « monument » s’applique à la fois au grand polyptyque et au parallélépipède de papier qui le complète, on est fondé à découvrir dans la note finale la mise en lumière de « l’une des caractéristiques les plus anciennes du livre », celle qui, selon le vingt-huitième Petit traité, « Anagnôsis », « tient à la conservation du passé, à l’hébergement des anciens, à l’offre persistante des morts aux regards des vivants, à l’actualisation incessante d’une inactualité qu’ils ne surmontent pas, qu’ils n’apaisent pas » [18].
Les livres peints sont, il est vrai, présences anciennes : salis, usés, déchirés, ils exhibent les stigmates du temps. Ils les exhibent même avec tant de complaisance qu’on pourrait y voir des emblèmes de caducité, et se demander si Les Septante, plutôt que de commémorer un événement – la première traduction de la Torah – ou même d’attirer l’attention sur la fonction mémorielle du livre, n’érige pas un monumental memento mori. Le conte de Quignard s’ouvre par une attaque significative qui voue hommes et livres à la poussière : « Tout brûle. Les hommes sortent du monde en cendres. Le Smyrnaeus, qui datait du XIIe siècle, a été détruit dans l’incendie de la Bibliothèque Evangélique le 1er septembre 1922 ». Tout brûle donc. Et c’est sur fond de bibliothèques en flammes, d’anéantissement de leur contenu que se détache le récit de la traduction en grec de la Torah par les Septante. D’emblée le livre, qu’il soit fait de papyrus, de parchemin ou de papier, s’affirme chose périssable. A cette mélancolique constatation la technique même de Pierre Skira fait, semble-t-il, écho. Le pastel, médium inactuel, porteur en soi d’une mémoire picturale, est un matériau fragile, instable, volatil, au point que Patrick Mauriès peut le définir comme « substance toujours en voie de désagrégation », « poussière insinuante » [19].
Et pourtant, quelque inflammables et corruptibles que soient les livres dont ces couleurs pulvérulentes donnent à voir l’usure, ils trouvent en eux-mêmes de quoi survivre à leur propre destruction. A propos des ouvrages conservés dans l’immense bibliothèque du roi lettré Assourbanipal, à Ninive, le dix-septième Traité, « Liber », note que « [l]a mauvaise conservation des œuvres est compensée par les nombreux duplicata de chaque œuvre » [20].
C’est dire que le livre échappe à la destruction par sa reproductibilité – et sans doute, serions-nous tentés d’ajouter, par son dialogisme foncier, sa capacité à entrer en relation avec d’autres livres. Les Septante en font la preuve. Le Smyrnaeus s’est dissipé en cendres et avec lui ce qu’il contenait de la Lettre d’Aristée, première version du récit de la traduction en grec de la Bible hébraïque. Mais d’autres manuscrits ont permis l’édition de ce texte, d’autres textes ont repris, résumé, paraphrasé, enjolivé la légende qu’il inaugure, jusqu’au récit de Quignard où l’on peut lire, en somme, une fable sur la vocation du livre à essaimer. Essaimer dans la traduction, comme le montre l’anecdote, qui, s’inspirant des développements merveilleux de la légende des Septante, affirme que les soixante-douze traducteurs du Pentateuque élaborèrent à Alexandrie dans les soixante-douze cellules où ils furent isolés soixante-douze versions d’un même texte ; matériellement distinctes, mais spirituellement identiques, à la lettre près. Essaimer dans l’écriture, comme le révèle l’insistance du conte sur son origine livresque. Paraphrastique dans sa quasi totalité, enclin, dans son dernier chapitre aux citations et aux références – deux passages de Saint Augustin, l’un tiré de la Cité de Dieu, l’autre du De doctrina christiana, un extrait de la Vie de Moïse de Philon d’Alexandrie, une mention de la Lettre d’Aristée, une allusion à Flavius Josèphe –, le texte de Quignard, aboutissement provisoire de la chaîne intertextuelle, a quelque chose d’un conservatoire de livres ; tout en faisant ressortir la force germinatrice des textes passés. Tout livre est à la fois matrice et mémoire. Multitude de livres à venir, multitude de livres advenus. Dans un raccourci saisissant, le polyptyque de Skira, laissant deviner derrière l’image d’une bibliothèque le souvenir d’une casse d’imprimerie (fig. 17), montre la double vocation du livre : recel et dissémination.
Est-on si loin du fragment de Jabès, « La main passe la main » qui, dans son énigmatique lacune, suggère la passation d’un relais ? La main trace les signes par où advient un état provisoire du livre, puis se démet de son autorité au profit d’une autre main qui tourne les pages. Ainsi s’opère la transmission de la mémoire, par le livre, fait main.
Sans qu’il soit question de masquer les différences que constituent les genres distincts des textes et les choix esthétiques divergents des deux peintres dont l’un, Raquel, se situe dans la proximité de certains abstraits américains tel Rothko, alors que l’autre, Skira, a été exposé avec les artistes de la Nouvelle Figuration, Des deux mains et Les Septante se rejoignent ainsi. L’un et l’autre tendent au livre un double miroir, où s’en propose une conception générale révélatrice de préoccupations voisines. Pour l’un comme pour l’autre le livre est papier et pensée. Objet façonné par la main dont les mots du poète et les interventions du peintre imposent la présence, ou historiquement sujet aux métamorphoses comme en témoigne la tension entre images du codex et mentions verbales du volumen, il est pourtant irréductible à son incarnation. Défait dans le mouvement même qui le fait, indissolublement noué à la mort, porteur de « mots d’abîme » [21] sur ses feuillets d’abîme, ou abîmé par le temps et promis à l’incendie des bibliothèques, il trouve toutefois dans le perpétuel exil hors de soi-même auquel le contraint l’activité de lecture une durable force de résistance.
On est bien loin de la réification du livre par attention exclusive à sa « physique ». Bien loin aussi d’une négativité exténuante figée dans son propre poncif. Chacune des deux œuvres configure à sa manière et éclaire de sa lumière propre le double miroir où le livre apparaît et disparaît, se met en vue et se dérobe.
Et paix aux ombres si souvent honnies de Mallarmé et de Blanchot : abymé en lui-même, le livre, au contraire de Narcisse, ne meurt pas toujours d’inanition.
[18] P. Quignard, « Anagnôsis », Petits traités II, Op. cit., pp. 87-88.
[19] P. Mauriès, Op. cit., p. 24.
[20] P. Quignard, « Liber », Op. cit., p. 327.
[21] Jabès emploie la formule dans le texte écrit à l’occasion de la publication de Des deux mains avec les papiers teints et les dessins de Raquel.