Le livre en ses miroirs :
entre mots et images

- Catherine Soulier
_______________________________

pages 1 2 3 4

Fig. 1. P. Skira, Les Septante, 1994

Fig. 2. P. Quignard et P. Skira,
Les Septante, 1994

Fig. 3. P. Quignard et P. Skira,
Les Septante, 1994

Fig. 4. Ed. Jabès et Raquel,
Des deux mains, 1976

Fig. 8. Ed. Jabès et Raquel,
Des deux mains, 1976

Fig. 10. Ed. Jabès et Raquel,
Des deux mains, 1976

Vers 1992-1993, Skira se met à peindre de petits panneaux verticaux représentant des livres rangés debout, quelques-uns à peine inclinés en oblique, comme ils peuvent l’être sur les étagères d’une bibliothèque. Vus de dos surtout, mais offrant parfois leur tranche au regard du spectateur, ces ouvrages, reliés ou brochés, sont de formats divers : minces plaquettes ou forts volumes. Tous sont plus ou moins usés, écornés ou déchirés. Les ors en sont passés, les titres illisibles.

Selon Patrick Mauriès,

 

A l’écrivain venu lui rendre visite, les verticales évoquent immédiatement un « peuple ». Et ces panneaux deviennent légion, rangées de présences spectrales, silhouettes d’êtres antérieurs (…) ce sont aussi les parties d’un tout dont chaque partie refléterait l’ensemble [13].

 

Ce peuple ancien, ce peuple ancêtre, ce sera le peuple juif – le peuple du Livre. Plus précisément, ces « présences spectrales » dressées dans la silhouette des livres, évoquées – au sens fort – par leur verticalité, seront de vieux morts issus de ce peuple, des hommes-livres ; non pas auteurs, car la Torah ne se reconnaît pas d’origine humaine, mais traducteurs. Revient ainsi hanter la mémoire un épisode des Antiquités juives de Flavius Josèphe qui, paraphrasant la Lettre d’Aristée, relate l’établissement de la première traduction grecque de la Bible hébraïque, vers -270, à Alexandrie, à la demande du roi d’Egypte Ptolémée II Philadelphe. On sait que cette traduction fut dite La Septante, parce que Flavius Josèphe arrondit à soixante-dix le nombre des traducteurs, que la lettre d’Aristée, postulant le choix de six représentants pour chacune des douze tribus d’Israël, estimait pour sa part à soixante-douze. C’est cet épisode que Quignard, entrant à son tour dans la chaîne des paraphrases, entreprend de raconter.

Ainsi va naître, de 1992 à 1994, une œuvre double où mots et peinture se reflètent. Versant peinture, les panneaux, assemblés en cinq rangées de quatorze – ce qui porte leur nombre à soixante-dix –, forment un polyptyque de 230 x 215 cm, Les Septante (fig. 1). Côté texte, le récit de Quignard prend forme de livre, publié sous le même titre aux éditions Patrice Trigano, en 1994 (fig. 2). Œuvre double, vraiment, la complémentarité de ses deux composantes allant bien au delà du simple effet d’écho entre telle particularité du ou des tableaux et tel détail du récit, les cinq rangées de panneaux et les cinq rouleaux du Pentateuque, par exemple. Polyptyque et livre, échangeant leurs positions respectives en un chiasme qui assure leur interdépendance, se font tour à tour « tout » et « partie ». Reproduit à la page 3 du livre, le « tout » du polyptyque en devient une « partie » (fig. 3) ; quant au « tout » du livre, il est « partie » du polyptyque non seulement parce que chaque panneau en multiplie la figure, mais en raison d’un dispositif singulier que décrit la note finale lorsqu’elle signale que l’exemplaire original fut placé par les deux créateurs au dos de l’un des panneaux du polyptyque, enfoui là, invisible. Présence cachée, mais potentiellement taraudante, car sue par tout lecteur [14].

 

Livres obsédés du livre, puisque nés, l’un et l’autre, de la collaboration de deux créateurs pareillement hantés, Des deux mains et Les Septante incitent pourtant d’abord, qu’on les considère sous l’angle éditorial et typographique ou sous l’angle générique et formel, au jeu des oppositions terme à terme.

Comme tous les livres des éditions Orange Export Ltd., Des deux mains est un livre à tirage limité. Cent exemplaires numérotés plus quelques hors commerce, tous sur vélin d’Arches 200 gr et signés par les auteurs. De format plutôt réduit, 19,5 x 14,5 cm, ce petit livre de vingt-huit pages est le produit de techniques artisanales : imprimé à la main, assemblé de même, il se présente sous une couverture remarquable [15]. Constituée de deux morceaux de papier contrecollés, elle apparaît comme une sorte d’emboîtage, le rabat inférieur venant recouvrir le premier plat, mordant sur 1,5 cm de la bande verte de papier népalais contrecollée verticalement sur ce premier plat de couverture (figs. 4, 5 , 6  et 7 ). Les Septante, en revanche, adopte la forme industrielle contemporaine du livre puisqu’il recourt aux moyens mécaniques d’impression et de reproduction.

Quant aux textes qui prennent ainsi forme de livre, leur façon même d’occuper l’espace de la page les oppose. Des deux mains, sous-titré « poème », distribue entre treize sections numérotées en chiffres romains de brefs segments d’écriture (figs. 8 et 9 ). Très peu de lignes par page, parfois même une seule ; donc de très vastes blancs ; une topologie frappante par sa variabilité, les lignes imprimées n’obéissant à aucune disposition fixe : mise en page centrée, déport à la marge de droite de tout ou partie des fragments graphiques, errance vers le bas de page d’un unique segment linéaire, écartement maximal de deux autres… L’écriture, spacieuse, encline, de surcroît, à jouer de la différence entre romain et italique, entre capitales et bas de casse, fait signe vers la tentative fondatrice du Coup de dés – n’est-il pas question, dans la douzième section, du « livre étoilé [qui] succombe » ? – ; signe aussi vers les tentatives ultérieures, de Du Bouchet à Royet-Journoud ou Albiach. Bref, Des deux mains se situe dans un certain secteur, immédiatement reconnaissable, du champ poétique contemporain. Les Septante, à l’inverse, divise en cinq chapitres une prose conventionnellement imprimée en pavés justifiés et revendique, par le sous-titre que toutes les listes bibliographiques lui accolent, son appartenance au genre narratif du conte.

Les images que les deux livres font jouer en regard de ces textes sont, elles aussi, opposables selon un partage connu, celui qui conduit à distinguer figuration et non figuration – abstraction si l’on veut. Ce que les notices bibliographiques appellent plutôt improprement les « illustrations » de Raquel, ce sont en effet deux doubles feuillets de papier népalais teints en vert recouvrant pour partie deux doubles feuillets de papier d’Arches insérés respectivement entre les pages 12 et 13 du livre et entre ses pages 16 et 17, 20 et 21. S’y ajoutent des dessins au crayon sur les feuillets de vélin d’Arches : d’abord deux lignes, une verticale et une horizontale formant un angle droit, puis trois verticales solitaires, qui, toutes très appuyées, au verso pour les trois premières compositions, au recto pour la dernière, forment relief sur l’autre face de la page (figs. 10, 11 , 12  et 13 ). Dans le cas des Septante, la première illustration est une reproduction en pleine page du polyptyque éponyme dans son intégralité, soit une image des cinq rangées de quatorze panneaux peints au pastel assemblés par des baguettes de bois. Les quarante-deux illustrations suivantes reproduisent chacune un détail de l’ensemble, soit un panneau, toujours isolé dans le vaste blanc d’une pleine page. Toutes figurent donc des livres, en nombre variable – le plus souvent groupés par trois ou quatre, exceptionnellement cinq –, d’aspect divers – brochés, reliés, sous couverture de cuir ou de papier –, déclinant tous les tons de brun et d’ocre jusqu’au rouge, mais excluant les verts et les bleus, les roses et les mauves, couleurs qui sont pourtant très présentes dans certaines séries de Natures mortes aux livres.

Ainsi le livre est-il dans le livre en un effet ostensible de mise en abyme que le texte de Pascal Quignard redouble puisque, relatant la première traduction en grec de la Torah, il parle du livre en parlant de son archétype, la Bible, livre des livres.

 

>suite
retour<
sommaire

[13] Ibid., p. 121.
[14] Et peu importe, au fond, que ce dispositif soit resté à l’état d’intention, le polyptyque ayant été vendu avant la réalisation du projet.
[15] Du moins pour l’exemplaire hors commerce sur lequel j’ai travaillé.