Poétiques croisées : texte et image dans
la collection « Traits et portraits »

- Annie Pibarot
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« La chance unique de cette collection dirigée par Colette Fellous, c’est de permettre parfois à l’écrivain de faire deux livres en un seul » [13] a déclaré Christian Bobin dans un entretien publié lors de la parution de  Prisonnier au berceau.  Pleinement conscient donc de la dualité de son entreprise, il écrit un texte sur lui-même et fait alterner dans la partie iconographique de son livre des images relatives à sa vie avec des photos tirées des archives de la poétesse américaine Emily Dickinson. Il a expliqué cet entrelacement de documents par le fait qu’il se sent proche d’Emily Dickinson, auquel il consacrera un autre ouvrage, car elle a fait comme lui le choix d’une vie retirée, consacrée à l’écriture, loin des journalistes et des mondanités.

 

Mais si j’ai choisi des images qui viennent de chez elle – on y verra par exemple une de ses robes, une montre, un fenêtre –, c’est qu’outre l’admiration absolue que j’ai pour ses poèmes, c’est son mode de vie qui m’a interpellé. A trente ans, elle s’est retirée dans ses appartements et n’a plus quitté la maison où elle vivait avec sa famille [14].

 

A-t-il déclaré dans une interview en octobre 2005. Dans la partie écrite, l’évocation d’Emily Dickinson n’occupe qu’un paragraphe, donc une place marginale, sans rapport avec la forte présence, dans la partie iconographique, d’images de lieux qu’elle a connus, d’objets lui ayant appartenu.

L’Autoportrait en vert de Marie Ndiaye déconstruit complètement le rôle de témoin de véracité qui pourrait être celui de photographies. Celles qu’elle insère dans son texte n’ont rien à voir avec ce qui est narré, puisqu’il s’agit en partie des photos d’une artiste, Julie Ganzin, représentant d’autres lieux que ceux du récit, en partie d’extraits de l’album d’une autre famille que celle de l’auteur. Le résultat est un effet de décalage et de mystère particulièrement troublant pour le lecteur, encore  accentué par le flou des photos, leur couleur très proche du sépia et l’impression confuse qu’elles datent d’une époque antérieure à celle de la vie de l’auteur née en 1967.

On se trouve dans un cas encore différent avec le livre de l’unique photographe professionnel de la série : Willy Ronis, dont la démarche est inverse. Le « texte souterrain » – si tant est que cette expression ait ici un sens – n’est pas celui des images mais celui de l’écrit. Les photos sont au nombre de 54, proposées dans le plus complet désordre chronologique. Chacune est accompagnée d’un texte de l’auteur ainsi que d’un titre et d’une date. Les séquences verbales évoquent les circonstances ayant accompagné chaque prise de vue ainsi que les relations du photographe avec les personnages représentés. Le titre du livre Ce jour-là, qui est aussi l’incipit de chaque texte, renvoie à l’instantanéité de l’art photographique et sert d’amorce à autant de mini-récits. Il n’y a pas de temporalité narrative globale mais des moments narrés, sortes de mises en abyme au sens premier du terme, miroirs disposés dans le livre, reflétant l’image de l’artiste face à son sujet.

 

Au fond, pendant toute ma vie de photographe, ce sont des moments tout à fait aléatoires que j’aime retenir. Ces moments savent me raconter bien mieux que je ne saurais le faire. Ils expriment mon regard, ma sensibilité [15].

 

Ce centrage sur l’instant de la photographie, l’absence de lien chronologique entre les fragments et l’éclatement du livre font qu’il échappe au genre essentiellement narratif de la photobiographie, dont on pourrait être tenté de le rapprocher. Ce n’est en rien un reportage sur lui-même du célèbre photographe;

On peut enfin remarquer que souvent – c’est le cas de tous les derniers livres mentionnés – les images ne se rapportent pas au contenu de l’écriture (ou de la création) mais à son processus. Elles se réfèrent à un en deçà du texte, aux conditions et au lieu de son émergence et c’est peut-être ainsi que la notion d’autoportrait prend son sens le plus spécifique.

 

Fragmentation

 

La fracture entre le texte littéraire et celui que constitue l’enchaînement des images est, dans la plupart des livres, en relation avec des ruptures plus profondes que symbolisent la forte présence du blanc et la dominante d’une écriture fragmentaire. Le livre de Rosetta Loy est certainement celui qui est le plus proche d’un mode d’écriture autobiographique continu, mais, même dans sa partie écrite, le récit est double, interrompu quelquefois par un autre texte, lui en italique et renvoyant au moment de l’écriture. On est bien face à des portraits postmodernes, caractérisés par leur fragmentation et leur hétérogénéité, renvoyant au lecteur l’image de sujets divisés, éclatés. Chez aucun des dix-huit auteurs, il n’y a de référence à une identité stable, monolithique. « Voilà. On parle de tout cela et on conclut, ou croit conclure, fermement s’il se peut. Mais ça ne tient pas, ça s’en va de partout – oreiller crevé dont les plumes s’envolent, bassine d’eau pleine de fentes et de trous » [16] écrit Jean-Christophe Bailly au début du texte qui sert de postface à Tuiles détachées. Même éclatement chez Christian Haenel : Le Sens du calme est écrit en fragments, sans que les relations entre ces derniers soient explicitées.

C’est certainement cette fragmentation, d’autant plus forte qu’elle s’articule avec une dualité fondamentale des modes d’expression, qui caractérise le mieux la collection. Le lieu où le sujet se dit n’est ni les mots, ni les images mais leur non coïncidence. C’est ce qui donne à cet ensemble de livres une profondeur particulière car ils traitent plus ou moins explicitement de l’articulation chez leur auteur entre la façon de dire et celle de voir.

 

Etre publié dans une même collection chez un éditeur ne signifie pas forcément un lien fort entre les œuvres réunies. Que les écrivains, artistes et créateurs édités dans ce cadre ne constituent pas une « école » [17] a été souligné par Colette Fellous dans son entretien avec Brigitte Ferrato-Combe. Qu’ils sont extrêmement différents et par le domaine de création et par les choix esthétiques est évident. Mais peut-être existe-t-il malgré tout entre eux des liens de l’ordre d’une sensibilité ou d’une posture identique face à la création. Même s’ils ne constituent pas une école, on peut penser qu’il y a plus dans ce qui les rassemble que dans une rencontre fortuite au sein d’un projet éditorial.

Dans l’histoire des arts, l’autoportrait relève soit du domaine de l’image, soit de celui des mots. L’idée de les associer a pour effet que le signifiant central devient l’écart, le décalage entre les deux discours. Peut-être du fait de l’existence de cet écart, de cette dualité interne des modes d’expression, les autoportraits proposés par ces livres échappent-ils au narcissisme et à la rigidité d’une esthétique du reflet. La dualité des modes d’expression semble introduire, par l’indicible qu’elle suggère, une forme de modestie et de lâcher-prise.

Enfin est toujours ménagé au sein de ces ouvrages une place forte pour l’altérité. Ce sont des œuvres – cela a été plusieurs fois constaté au cours de l’étude – qui sont tissées des voix, des images, des discours d’autrui.

 

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[13] Cl. Courtais, « Rencontre avec Christian Bobin », Page des libraires, octobre 2005, p. 39.
[14] Ibid.
[15] W. Ronis, Ce jour-là, Paris, Mercure de France, « Traits et portraits », 2006, cité d’après l’édition dans la collection Folio, pp. 97-98.
[16] J.-Ch. Bailly, Tuiles détachées, op. cit., p.121.
[17] « Les auteurs sont tous très différents et n’appartiennent à aucune école », op. cit., p. 62.