Poétiques croisées : texte et image dans
la collection « Traits et portraits »

- Annie Pibarot
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Catherine Cusset a qualifié d’autofiction, genre littéraire qu’elle a l’habitude de pratiquer, New-York, journal d’un cycle et justifié ainsi son choix : « A travers ce récit, j’ai voulu atteindre ou tenter d’atteindre, à partir de ce que j’avais vécu, une vérité émotionnelle qui émerge dans le croisement des divers fils narratifs » [7]. Son livre est fondé sur un jeu de mots entre le cycle (le vélo) sur lequel elle aime se déplacer et les cycles menstruels, qu’elle observe en elle dans le désir obsessionnel d’être enceinte.

Coma de Pierre Guyotat peut être considéré comme une « autobiographie de crise », puisque l’auteur tente de trouver des mots pour dire l’épisode d’effondrement et de folie qu’il a connu au début des années 80. L’Orient désert de Richard Millet est aussi un récit de crise : évocation rapide de la fin d’un amour et récit d’un voyage en Syrie et au Liban à la recherche de souvenirs d’enfance.

C’est peut-être Jean-Christophe Bailly qui a le mieux formulé les enjeux de ce choix générique, quad il écrit, faisant implicitement allusion à Montaigne, dans la postface à Tuiles détachées : « Le tourment de l’autoportrait, ou du régime autobiographique qu’il suppose, je sentais confusément que je devais l’accueillir et en quelque sorte lui faire bonne figure […] » et plus loin : « […] je n’ai fait que marcher au hasard dans mes propres traces, passant d’un côté à l’autre par rebonds, sans visée systématique ni méthode » [8].

Enfin – et c’est ce qui distingue l’autoportrait d’autres formes d’écriture de soi – la partie de l’existence qui est au centre de la représentation de soi concerne la fonction d’artiste. Directement ou indirectement, à un moment où un autre, tous les auteurs de la collection réfléchissent sur eux-mêmes en tant que créateurs. « Chaque livre est un pas de côté dans l’œuvre de chacun et doit servir à l’éclairer » [9] a déclaré Colette Fellous à Brigitte Ferrato-Combe dans l’entretien déjà cité.

 

Le « récit souterrain »

 

La seconde contrainte imposée par la collection aux artistes sollicités est la « ponctuation », la présence « souterraine » d’un second texte constitué par des photos, des dessins, des images choisis par l’auteur. Il s’agit donc d’associer texte et image et donc de permettre à chacun de se dire dans sa double relation à l’univers des mots et à celui des images.

Ici encore, chaque auteur a répondu de façon originale et personnelle à cette demande d’œuvre double. Pierre Alechinsky, dans Des deux mains, formule l’idée selon laquelle, chez lui, les deux discours ont des statuts différents, un rôle plus clair pour la partie écrite, plus profond et lié à un besoin impérieux d’expression pour la partie iconographique. On peut lire au début de ce livre : « Je n’aime pas ma main droite, celle qui écrit – en vieille contrariée qu’elle est – à la plume et tant moins bien que toujours mal. Je préfère l’autre main, celle que les professeurs ont laissée intacte, qui de dextre à senestre dessine, peint et grave » [10]. Il dessine ensuite l’expression « deux remarques » précédée de son double inversé. L’ensemble du livre s’organise autour de l’idée de reflet, de dualité. Comme la plupart des amis qu’il évoque, sont à la fois peintres et poètes (par exemple Henri Michaux ou Christian Dotremont) l’effet de miroir et de dualité est répété et devient vertigineux. Les illustrations sont des tableaux ou des dessins, de lui, d’autres artistes, des photos de personnes et de couvertures de livres. Les fils du texte et celui des images se croisent savamment, quelquefois avec humour sans que l’un des deux ne prenne le pas sur l’autre.

Les autoportraits de Rosetta Loy et de Roger Grenier sont ponctués de photographies anciennes, associées dans Andrélie à des documents d’époque (reproductions de lettres, d’affiches). Ces images sont de toute évidence issues d’archives familiales. Dans le livre de Rosetta Loy figure la mention « collection particulière ». Roger Grenier se contente d’indiquer leur objet sans mentionner leur origine. Leur rôle est celui d’illustrations photographiques classiques : ancrage référentiel et, pour l’écrivain, aide à la reconstitution des souvenirs.

Dans les autres livres, figurent également des photos mais les liens que celles-ci entretiennent avec le texte écrit est plus complexe. La narration n’est pas complétée, ni attestée dans sa véracité par l’image mais – conformément à la demande éditoriale – deux différents fils signifiants parcourent le livre.

Dans L’Africain, sont reproduites une carte et les photos sépia prises par le père de l’auteur. Jean-Marie Le Clézio a même confié que si ce projet de publication l’avait intéressé, c’était parce qu’il disposait de 500 clichés de l’Afrique réalisés par son père avec un « leica à soufflet » entre 1920 et 1940. C’est pour explorer ce fonds familial et comprendre un homme qui s’exprimait peu par les mots qu’il a accepté de se livrer à l’exercice du portrait/autoportrait. Dans les entretiens qu’il a accordés à des journalistes, Le Clézio a insisté sur son désir de comprendre à la fois son père et ce qui s’est passé en lui lorsqu’âgé de huit ans il a voyagé entre la France et l’Afrique à sa rencontre. C'est le désir de retrouver pour lui-même et de donner à voir au lecteur ce qu'a pu être le regard de son père qui l'a poussé à associer à son propre texte cette série d'images. Cette dernière devient donc porteuse d'une quête de sens autonome et ne saurait être confondue avec une simple illustration.

D’autres auteurs de la collection font directement dialoguer le texte et l’image, utilisant ces dernières, tantôt comme accompagnement, tantôt comme stimulation pour l’écriture. Le livre de J.-B. Pontalis, Le Dormeur éveillé s’ouvre sur un détail d’une fresque de Piero della Francesca représentant un serviteur moitié endormi censé veiller sur le sommeil de l’empereur Constantin. Cette image est pour l’auteur le symbole de « la rêverie à laquelle s’abandonne le dormeur éveillé » [11]. Elle évoque la présence du songe dans la vie réelle caractéristique de l’écriture dans laquelle l’auteur s’engage et dont il voudrait qu’elle constitue une « mémoire (…) rêveuse » [12]. La dernière des illustrations du livre est la fresque complète – à l’instar du livre rédigé – de Piero della Francesca. Les images qui ponctuent le texte sont majoritairement des reproductions de tableaux, permettant à l’auteur d’évoquer sa relation à l’art pictural, mais aussi des cartes postales décorant sa bibliothèque et une photo étonnante de lui enfant regardant la mer peu après le décès de son père. L’entre-deux de la « mémoire rêveuse » désigné par les images ne renvoie pas de façon classique au contenu de l’écriture mais à l’état dans lequel l’auteur souhaite se mettre pour écrire et donc au processus créatif lui-même.

Au début de Coma de Pierre Guyotat, figurent d’abord un détail du tableau de Fra Angelico représentant les martyrs St Cosme et Damien auxquels un bourreau coupe la tête, puis une photo prise lors de la libération d’un camp de concentration où un prisonnier pleure face au corps mort d’un camarade. Ces deux images entretiennent des liens métaphoriques ou allégoriques avec le récit tourmenté dont elles accompagnent le début, très différents de celui d’une illustration. 

 

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[7] « Trois questions à Catherine Cusset », Magazine littéraire, avril 2009.
[8] J.-Ch. Bailly, Tuiles détachées, Paris, Mercure de France, « Traits et portraits », 2004, p.122.
[9] Op. cit.,  p. 62.
[10] P. Alechinsky, Des deux mains, Paris, Mercure de France, « Traits et portraits », 2004, p. 10.
[11] J.-B. Pontalis, Le Dormeur éveillé, Paris, Mercure de France, 2004, cité d'après l'édition dans la collection Folio, p. 15.
[12] Ibid., p. 14.