Poétiques croisées : texte et image dans
la collection « Traits et portraits »

- Annie Pibarot
_______________________________

pages 1 2 3 4

L’autoportrait littéraire

 

Le choix par Colette Fellous du terme autoportrait figurant dans le texte de présentation de la collection mérite quelques commentaires. L’autoportrait est d’abord un genre pictural, pratiqué depuis la Renaissance, consistant pour le peintre à se représenter lui-même.  En littérature, le terme ne semble guère avoir été employé pour désigner un genre – sinon de façon métaphorique en référence à l’autoportrait pictural ou à de courts extraits dans lesquels un auteur d’autobiographie décrit sa personne – avant le livre de Philippe Lejeune L’Autobiographie en France. Celui-ci, désireux de réserver le terme « autobiographie » à des textes où domine la narration, parle « d’essai ou d’autoportrait » pour « des tentatives de synthèses, dans lesquelles le texte s’ordonne logiquement, selon une série de points de vue, ou selon les étapes d’une analyse, et non chronologiquement » [5].

L’existence d’une série littéraire pouvant être désignée ainsi a été la thèse principale de l’essai Miroirs d’encre, publiépar Michel Beaujour, en 1980. Un consensus semble s’être ensuite établi autour de l’idée qu’à côté de l’autobiographie, de l’autofiction, des mémoires et autres formes d’écriture de soi, existe un genre littéraire de l’autoportrait incluant des œuvres anciennes (Montaigne, Cardan) ou plus récentes (Leiris, Barthes, Genette) dans lesquelles l’écriture n’épouse pas le fil de la chronologie mais se voit structurée selon des catégories arbitraires (comme l’alphabet), rhétoriques ou thématiques. A la différence du terme  autobiographie, renvoyant à une « littérarité conditionnelle » et quelquefois dévalorisé dans le champ des études littéraires, le mot autoportrait apparaît comme un terme noble, doté, quand il renvoie à un texte écrit, d’une littérarité immédiate. Il est dans la littérature de l’extrême contemporain d’un usage fréquent : Autoportrait au radiateur de Christian Bobin, Autoportrait d’Edouard Levé, L’Autoportrait bleu de Noémi Lefebvre, Autoportrait (à l’étranger) de Jean-Philippe Toussaint etc. Par ailleurs l’année 2004, où a été lancée la collection « Traits et portraits » est également celle où ont été publiées deux importantes études consacrées au genre de l’autofiction : Est-il je ? de Philippe Gasparini et Autofiction et autres mythomanies littéraires de Vincent Colonna. Ces deux livres révèlent la vitalité et la diversité des formes d’écriture de soi ainsi que leur présence croissante dans le champ littéraire. Quand Colette Fellous met en avant le terme autoportrait dans la définition de la collection qu’elle crée, tout à la fois elle l’inscrit dans la dynamique de l’écriture personnelle, et elle se tient à distance de la mise en avant médiatique et éditoriale de l’autofiction. Il s’agit pour elle de situer ces livres dans la vaste catégorie de l’écriture de soi, tout en évitant les querelles génériques.

 

Le terme autofiction me paraît du coup assez réducteur, même s’il veut désigner un territoire qui se sert de l’autobiographie pour atteindre la fiction et qu’en un sens, je partage pleinement cette expérience. J’aime métamorphoser ce dont j’ai été témoin, en fable littéraire. Mais je ne me sens à l’aise ni dans les groupes ni sous des étiquettes [6].

 

D’autres raisons l’ayant poussée à préférer le terme autoportrait sont certainement d’une part le fait que ce type d’écrit est très peu codifié, d’autre part qu’il a un sens textuel et  iconographique, permettant de maintenir une ambiguïté autour de la question du lieu d’origine de celui-ci. La représentation de soi est-elle créée par l’écriture, par les images ou par leur rencontre ?

 

Les différentes formes d’écriture de soi

 

Parmi les dix-huit auteurs ayant répondu à la demande de Colette Fellous, un seul livre porte le titre d’autoportrait : celui de Marie Ndiaye (Autoportrait en vert) mais c’est aussi celui qui brouille le plus les codes et détourne le plus clairement le pacte autobiographique en associant quelques fragments, où, de toute évidence, l’écrivain fait référence à sa propre biographie, à de vastes séquences fictionnelles, usant du registre de la cruauté et du fantastique, égarant le lecteur par des glissements et des ambigüités identitaires. Apparaît par exemple vers la fin une petite fille prénommée, comme l’auteur, Marie, mais fille du personnage que le lecteur croyait avoir identifié comme le représentant de celle-ci.

L’écrivain espagnol Enrique Vila-Matas, dans Chet Baker pense à son art joue aussi avec l’écriture de type autobiographique pour ne la pratiquer que très indirectement. Il imagine un personnage de critique littéraire qui passe une nuit à Turin, près de l’endroit où Xavier de Maistre a écrit Voyage autour de ma chambre et s’interroge sur ses goûts en matière d’écriture romanesque. Il formule son hésitation entre une écriture simple comme l’a pratiquée Simenon et une écriture d’expérimentation, moins directement accessible, dont il voit le modèle dans James Joyce. L’intermédiaire de la fiction est donc utilisé par Vila-Matas pour dire quelque chose sur lui-même et parler de son métier d’écrivain.

C’est de façon plus simple et directe que la partie textuelle des autres ouvrages  publiés dans cette collection s’inscrit dans le champ de l’écriture de soi. Le lecteur y est invité à identifier le narrateur à l’auteur, soit par l’intermédiaire de noms propres, soit par des références claires à des faits connus de sa vie.

Si la plupart de ces livres sont de simples autographies, c’est-à-dire des écritures libres où le je est assumé en dehors de toute contrainte formelle, quelques-uns font plus directement référence à un genre de l’écriture de soi. Le livre de Rosetta Loy, La Première main, est, à l’intérieur du corpus concerné, celui qui se rapproche le plus du modèle canonique de l’autobiographie car l’auteur y narre de façon globalement chronologique son enfance dans l’Italie fasciste.  De même dans Le Sens du calme de Yannick Haenel, les différents fragments s’enchaînent de façon chronologique et reconstituent quelques étapes de la vie de l’auteur entre sa dixième année et un séjour apparemment proche de l’écriture à la Villa Médicis à Rome. De nombreuses dates figurent dans le texte et assurent un ancrage clair dans la réalité.

Les ouvrages de Jean-Marie Le Clézio et Roger Grenier sont des « récits de filiation », au sens précis qu’ont donné à cette expression Dominique Viart et Bruno Vercier : le personnage principal n’est pas l’auteur mais l’un de ses parents. Dans les deux cas cependant, narrer la vie de son père (L’Africain de Le Clézio) ou de sa mère (Andrélie de Roger Grenier), c’est aussi parler de soi en creux, s’interroger sur son origine. En épigraphe à Andrélie se trouve une citation de Julio Cortazar particulièrement révélatrice : « …un autoportrait d’où l’artiste aurait eu l’élégance de se retirer ».

Ce projet de parler de soi de façon indirecte est en grande partie aussi celui de Pierre Alechinsky, dans Des deux mains, dont l’écriture, largement fragmentaire est consacrée à ses amis peintres et écrivains, incluant un hommage au mouvement Cobra et aux surréalistes belges. L’artiste joue sur l’ambiguïté entre portrait et autoportrait, adopte résolument la démarche qui consiste à parler de soi à travers les autres, comme l’a fait par ailleurs Natalie Barney dans le livre qui a donné son titre à la collection, galerie de portraits plus qu’autobiographie. C’est également la démarche de Denis Podalydes, qui écrit à partir du souvenir de voix qui l’ont marqué, celles des membres de sa famille, de ses maîtres, d’acteurs célèbres et d’hommes politiques, enregistrées sur le CD qui accompagne son livre.

 

>suite
retour<
sommaire

[5] Ph. Lejeune, L’Autobiographie en France, Armand Colin, 1971, p. 33.
[6] Entretien avec Colette Fellous, Les Moments littéraires, n°21, 2009, p.20.