Figurations et défigurations de
l’auteur comique au XVIIe siècle :
Scarron et mascaron
- Olivier Leplatre
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Le corps fabriqué par Scarron est comparable à une boîte noire : machine cybernétique du visible et du lisible, vecteur de transfert d’un territoire graphique à l’autre [29]. De lui, adviennent d’abord l’image et ses torsions graphiques, sa tonicité explosive. Puis le texte puise ses ressources dans l’incarnation très vibrante de cette figuration singulière. Il se lie à elle pour déclencher son propre charivari. Le contact est effectué par l’écrivain qui colle son dos au papier. Scarron commente ce processus, quand il justifie le choix de « tourner le derrière à la compagnie » : « à cause que le convexe de mon dos est plus propre à recevoir une inscription que le concave de mon estomac » [30]. Dans ces mots, l’écrivain reformule l’imaginaire de l’impression ou de l’empreinte et il décrit le phénomène du corps typographique : il explique la force qu’a un corps de déformer – ici en relief – un support pour le marquer, pour se transmettre en lui et par lui. L’opération résulte d’un passage et elle engendre un nouvel objet à partir de séries dialectiques de pertes et de reformulations : le corps de l’écrivain apparemment disparu se reforme et reparaît dans l’image ; ensuite ce corps-image s’efface pour dévoiler le texte, texte que Scarron « endosse » et qui lui correspond sans doute le mieux comme sa véritable et définitive identité.
Le refoulement du corps n’est donc que l’étape préalable d’une recharge de l’énergie créatrice, laquelle fait naître l’image puis, à partir d’elle et de son éclipse, le résultat d’un texte. Le corps se change en gravure, en traits, en incisions, en traces, en marques et en biffures ou en ratures. Le frontispice déjà, par son énergie, s’apparente à une sorte de dripping typographique que met en scène le corps de l’écrivain ; s’aperçoit, à même l’image comme on dit « à même la peau », le brouillon de l’écriture. Le texte a son origine dans cette peau seconde qu’est le dosseret-défroque collé à Scarron, peau qui se détache pour se démultiplier en pages. Scarron assimile ainsi la légende de Marsyas, le satyre au corps écorché, et il la propose comme un des récits d’origine du livre, à la fois objet et épreuve incarnée, dans la perspective d’une Passion vécue à travers l’écriture : « Enfin je suis un racourcy de la misere humaine » [31].
Une image de cette nature a pour fonction de manifester un lieu : un fragment d’espace qui, comme l’analyse Louis Marin [32], confère à un être ses qualités et le définit comme sujet. Pour Scarron, le lieu de l’image relaie l’avènement de son corps d’écrivain, en déterminant le site de son énonciation. Pour y parvenir, l’image commence par photographiquement révéler la figure de l’écrivain ; elle ne lui accorde pas néanmoins son visage réel et elle le décadre puisqu’il n’apparaît pas directement sur le papier blanc mais métaphoriquement, dans la scène visuelle tout autour de lui et dans les mots latins. L’estampe n’est pas chargée de diffuser comme un miroir le reflet de soi ; son opacité même rend possible l’incarnation par le verbe : « Au default de la peinture, je m’en vay te dire à peu pres comme je suis fait » [33] ; au défaut de la peinture, c’est-à-dire en remplacement de l’image invisible, quand la peinture défaille face au corps abîmé de défauts.
Le corps connaît là un événement d’altération ou de défiguration qui, en réalité, le refigure sous l’aspect d’un corps autre, d’un corps mis à la place d’un autre (soi). La blancheur du tissu témoigne de l’ouverture et de l’inachèvement salvateurs du corps, d’où sort l’écrivain. Car Scarron est physiquement inachevé, il est un « avorton » [34] (le mot consonne avec « Scarron » et « Apollon » [35]) ; sa chair porte la trace du plus grand désordre : « Et de sa chair fit un chaos,/N’osant achever sa besogne » [36]. Ce désastre pourtant, qui désigne la chair malade de Scarron, son « imparfaite trogne » [37], est une œuvre ouverte. On oserait presque dire qu’a lieu ici l’événement d’une transsubstantiation : la toile de la chaise du malade supplicié évoque le souvenir de la véronique ; une véronique dépourvue de visage, détachée de toute ressemblance étant justement le linceul de la dissemblance. La toile, fond d’image et de texte, fond d’image en vue du texte, est l’autel sacrificiel du corps ; elle déclare, en silence, au nom de Scarron : « Ceci est mon corps », énoncé qu’ensuite écrit la Préface.
Il n’est enfin pas indifférent bien entendu que le poème de Scarron ait lui-même trait à la mort, qu’il relate la querelle des Parques et des Poètes au sujet de la disparition de Voiture. Le texte de Scarron parle d’outre-tombe, là où se déroule la transfiguration ambiguë, mi-facétieuse, mi-sérieuse (affectueuse) [38] de Voiture, narrée par le poème en vers audacieux. De cet autre lieu ou de ce lieu autre par excellence, il est effectivement question dans l’image. Scarron lui-même s’y est installé, remplaçant Voiture, nulle part présent dans la gravure. La toile du fauteuil délimite la frontière au-delà de laquelle, passée la mort, Scarron se révèle écrivain : elle est un voile funèbre (avec le début d’une épitaphe où le temps est compté) et également le lieu d’une résurrection (d’où le temps recommence). Scarron possède à l’image « trente ans passez » [39], ce qui n’est pas son âge réel quand il compose La Relation véritable (il a trente-sept ou trente-huit ans). Gravée sur son tombeau de tissu, ce simulacre d’épitaphe, à un âge situé au moment où la maladie s’intensifie [40], inaugure le départ d’une nouvelle vie, même si elle continue à être menacée par la maladie [41]. Scarron reprend corps, non seulement à sa propre place, mais aussi à la place de Voiture.
Le but assigné au poème est d’obtenir l’éternité de Voiture, d’arracher pour lui, de haute lutte, le droit qu’on dise à son sujet « Voiture est mort ! » comme on dit « le grand Pan est mort/Quand un trespas importe fort » : « Qu’on dise au lieu de Pan, Voitture » [42]. L’écrivain est comparable au roi : il ne doit jamais mourir ; son corps réel peut bien dépérir puis s’éteindre, son corps mystique, lui, ne meurt pas. Scarron s’engage, dans son poème et grâce à lui, à entretenir la renommée de Voiture et à immortaliser l’homme par son livre. Mais avant tout Scarron parle de lui, de sa propre re-nommée à travers le nom de Voiture ; il parle de son corps redressé et de son éternité textuelle : « […] le bien-heureux Voitture/Est au Ciel en bonne posture/Et bien mieux qu’il estoit icy./Dieu vueille que j’y sois aussi » [43]. Qu’il ait choisi son portrait à la lisière du livre indique la nature profondément autobiographique de cette oraison funèbre pour rire et pour renaître dans le « repli virginal des Muses », selon l’inscription peinte sur les travées de la bibliothèque de Montaigne [44]. Ainsi y a-t-il quelque chance de « faire eternellement vivre/Un homme aussi bien que son Livre » [45].
[29] Le portrait de Desenne, paru en 1883, lui, inverse cet ordre puisque l’image frontale semble obtenue par l’écriture : plume à la main, Scarron écrit et ainsi, il se dessine, trace son icône, actualise son portrait, résultat de la célébrité acquise par son œuvre.
[30] La Relation véritable, p. 6.
[31] Ibid. L’âge inscrit sur l’image rapproche peut-être Scarron du Christ.
[32] L. Marin, « Du corps au texte. Propositions métaphysiques sur l’origine du récit », Esprit, 1973, n°4, pp. 913-928 [Repris dans De la représentation, Paris, Seuil-Gallimard, « Hautes Etudes », 1994, pp. 123-136].
[33] La Relation véritable, p. 6.
[34] « Sur le portrait de Monsieur Scaron », dans Le Testament de Monsieur Scaron, dans La Relation véritable, éd. cit., p. 32.
[35] Sur cette identification phonique, voir Le Testament de Monsieur Scaron : « Au nom d’Appollon mon Seigneur,/ Moy, SCARON, malheureux rimeur » (éd. cit., p. 26).
[36] Ibid., p. 33.
[37] Ibid.
[38] Celui qui tourne le dos n’accomplit-il pas aussi un geste pudique, comme pour masquer sa peine, aussitôt convertie en franche gaieté démocritéenne ?
[39] La Relation véritable, p. 6.
[40] Jacqueline Plantié interprète quant à elle ce rajeunissement comme une coquetterie. Voir son commentaire de la gravure et de la préface dans La Mode du portrait littéraire en France 1641-1681, Paris, Champion, « Lumière classique », 1994, pp. 63-65.
[41] « Si je vay jusqu’à quarante, j’adjousteray bien des maux à ceux que j’ay desja soufferts depuis huit ou neuf ans » (La Relation véritable, p. 6).
[42] Ibid., p. 22.
[43] Ibid., p. 6.
[44] Au moment où Montaigne quitte la vie publique, bornant par son âge (« aet. 38 », précise-t-il) le temps d’une retraite désormais tournée vers sa librairie et vers l’écriture et fixant au moyen du latin et de la troisième personne, comme Scarron, le passage à une altérité ouverte sur la possibilité de devenir auteur (identique à soi et cependant un autre).
[45] La Relation véritable, p. 20.