Figurations et défigurations de
l’auteur comique au XVIIe siècle :
Scarron et mascaron
- Olivier Leplatre
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Le dessin de Della Bella est parcouru de mouvements contraires, dialectiques dont la toile du fauteuil est la table d’orientation. La laideur envahit le Parnasse ; elle fait choir la beauté des dieux jusqu’à l’informe de l’infirme. L’axe est réversible : verticalité dégradante du burlesque, rabat des bas-fonds poétiques sur la hauteur idéale. Cette double opération de chute ou de pli est complétée par le fantasme d’une grandeur désirée que l’image retranscrit aussi. Car un rêve habite le fond de l’estampe, dont le plan des muses hideuses est la transition, redoublée par celui des satyres. Agrandi aux dimensions de l’univers mythologique, Scarron tutoie l’Hélicon ; il intéresse Pégase à qui il emprunte les ailes, allusivement redéployées par le tissu du siège et raccrochées aux bosses de ses épaules. Il vole jusqu’au cheval qui consent à baisser sa tête vers lui. Scarron tient sa revanche, lui le « mésaigné », « qui ne remuë ni pied ny patte » [21] : il gagne son assomption poétique. Ne se trouve-t-il pas à l’endroit où pose Apollon dans l’iconographie traditionnelle du Parnasse [22], entouré par les Muses, face au regard ? Au début du poème, l’énonciation scelle cette substitution : Apollon accuse les Parques mais, n’attribuant que tardivement leur origine divine à ces premières paroles, Scarron donne l’illusion qu’elles sont imputables à l’écrivain lui-même.
L’ascension du petit homme de dos – on songe à L’Ascension de Juan de Flandes conservée au Musée du Prado ou à son modèle chez Dürer dans sa Petite Passion – est bouffonne, sur le mode d’une contre métamorphose ovidienne [23]. Scarron ne peut s’élever, il n’en a physiquement pas la capacité mais le corps revendique son élection au Parnasse ; sa difformité veut y faire une joyeuse entrée. Le sacré lui-même, comme en échange, s’intéresse au corps comique, il descend jusqu’à lui, dans le sens du regard de Pégase. Aussi n’est-il pas inconcevable de formuler avec sérieux le désir de Scarron : atteindre de la main encore capable d’écrire (elle tient ici la ronde) le sort divin réservé aux poètes, que cette tentative vers l’idéal ait un accent nostalgique ou qu’elle concerne la qualité d’un rire auquel l’écrivain espère donner ses lettres de noblesse. Scarron aspire au sacre de l’écrivain, fût-il monstrueux, effroyablement incarné : son génie outré enfante des chimères, préfigurant l’un des topoï de l’iconographie de l’écrivain au XIXe siècle qui le conçoit en voyant visité, assis à sa table et peuplé d’hallucinations créatrices projetées parfois par les gravures au-dessus de lui [24]. Le refus de céder au portrait engendre donc une image ; mieux, il affranchit l’imagination. L’écran de la toile, à la fois cache ou masque et subjectile, autorise la profusion visuelle et fantasmatique.
Il faut néanmoins convenir que, dans la continuité du livre, cette image n’est que de passage : la page du frontispice doit être elle-même tournée, laissant le champ (de bataille) libre au texte. Certes, le frontispice fixe un programme et cartographie l’espace de l’écriture. Mais elle est, en tant qu’image, vouée à disparaître pour être remplacée par la suite de l’ouvrage, dans l’ordre de la lecture. Cette substitution de l’image par le texte n’intervient toutefois pas brutalement ; elle résulte bien plutôt d’un remodelage graphique. Car Della Bella est parvenu à réaliser une gravure dans laquelle le texte de Scarron se donne la possibilité d’advenir ; il a créé une image qui dégage l’accès à l’écriture. Le texte révèle alors sa virtualité secrète ; elle était contenue dans le frontispice qui non seulement précède l’écriture mais qui, comme support plastique, lui permet littéralement de se produire.
Les premières lignes qui suivent le frontispice appartiennent à la préface. Ce texte inaugural, après la mention du titre, porte la dédicace suivante : « Au lecteur qui ne m’a jamais veu » [25]. Immédiatement, l’image est confirmée dans son rôle de contre-portrait ; mais elle est retournée aussi par le texte qui débute en recomposant un autoportrait, verbal cette fois :
J’ay trente ans passez, comme tu vois au dos de ma chaise. (…) J’ai eu la taille bien faite quoique petite. Ma maladie l’a raccourcie d’un bon pied. Ma tête est un peu grosse pour ma taille. J’ai le visage assez plein, pour avoir le corps décharné ; des cheveux assez pour ne point porter de perruque (…). J’ai la vue assez bonne quoique les yeux gros ; je les ai bleus ; j’en ay un plus enfoncé que l’autre, du côté que je penche la tête […] [26].
En quelques mots, Scarron nous fait face ; sa parole inverse son image. Le texte remplit de ses signes la page blanche du fauteuil où seules quelques traces (lettres et nombre) et quelques lignes hachurées préparent matériellement l’écriture. Le portrait scriptural débute précisément par les éléments introduits au dos du fauteuil : « J’ay trente ans, comme tu vois au dos de ma chaise ». Puis, passant le seuil de l’inscription (par le seuil de la préface), Scarron fait enfin voir ce qu’avait enlevé à nos yeux le portrait gravé et ce qu’aucun peintre ne parviendrait, selon lui, à rendre : « je me serois bien fait peindre, si quelque peintre avait osé l’entreprendre. Au défaut de la peinture, je m’en vais te dire à peu près [27] comme je suis ». Le portrait préfaciel montre le visage et il l’adresse au lecteur, sans complaisance ; ensuite, vient tout le corps. Ce corps, textuellement baptisé, est constitué de lettres et d’encre, comme un corps typographique. Mes dents, note Scarron, « sont de couleur de bois, et seront bientôt de couleur d’ardoise » : l’encre est mise en réserve dans les dents (qui ressemblent aussi à des caractères), au creux d’une bouche prête, à coups de sarcasmes, à mordre le papier.
Quant au reste du corps, ainsi que Scarron le lit, il est découpé en séries d’angles, qui dessinent des sortes d’accents. L’écrivain déroule en ces termes l’histoire de ses jambes et de ses cuisses : « Mes jambes et mes cuisses ont fait premièrement un angle obtus, et puis un angle égal, et enfin un aigu ». Scarron constate ensuite les mêmes déformations géométriques, anguleuses et accentuelles entre sa tête et son estomac. Pris dans son ensemble, écrit enfin le poète, ce corps tordu ressemble à un Z : « je ne représente pas mal un Z » [28]. Lettre où le corps finit par s’arranger idéalement, et avec lui le moi tout entier, le Z porte la signature de l’écrivain, elle correspond à son inflexion particulière, elle est son rythme. Dans cette graphie symbolique, se rencontrent l’écart, la digression, l’échappée, voire le tonnerre et la saillie. Ces associations conviennent à la définition même de l’écriture de Scarron et aux formules de son imaginaire littéraire.
[21] Le Testament de Monsieur Scarron. Son Epitaphe et son Portrait en vers burlesque, publié à la suite de La Relation…, éd. cit., p. 25.
[22] Par exemple dans le frontispice du Nouveau Parnasse de J. Puget de La Serre (Paris, A. de Sommaville, 1646). Voir C. Guillot, « Les éditions illustrées d’œuvres dramatiques groupées ou composites, publiées en France dans la première moitié du XVIIe siècle », dans Le Parnasse du théâtre : les recueils d’œuvres complètes de théâtre au XVIIe siècle, études réunies par G. Forestier, E. Caldicott et Cl. Bourqui, Paris, PUPS, 2007, pp. 151-174.
[23] L’intertexte avec Ovide est revendiqué par la Relation, p. 14.
[24] Le frontispice réalisé par Maurice Leloir pour Les Trois mousquetaires en est l’un des plus célèbres exemples (fig. 8).
[25] La Relation véritable, p. 25.
[26] Ibid.
[27] La précision « à peu près » est remarquable en ce qu’elle ménage l’écart, l’espacement par où peut jouer l’écriture.
[28] La Relation véritable, p. 6.