Les Contemplations avec photos :
le montage Hugo-Vacquerie

- Philippe Ortel
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Quoique souvent critiquée, l’illustration littérale d’un texte peut donc s’avérer plus dynamique qu’il n’y paraît au premier abord : le transfert de l’image dans l’espace du livre peut se voir motivé, psychologiquement, par la relation transférentielle que l’illustrateur entretient lui-même avec l’auteur qu’il illustre. Dans ce cas, l’illustrateur ne détourne pas le texte à son profit mais regarde au contraire le monde à travers le regard de l’écrivain au service duquel il se met, soit pour témoigner de ce que ce dernier a vu, soit pour partager avec lui une forme d’intimité scopique, que renforce tactilement la contiguïté des signes au sein du montage. A propos de La place Saint-André-des-Arts (1865-1868) par Charles Marville, Régis Debray s’émeut de voir ce que Baudelaire a vu [36] ; de même, grâce aux épreuves de Vacquerie, nous voyons ce que Hugo a contemplé : la serre de Marine Terrace, les rochers alentours, une maison abandonnée, le brise-lames de Jersey, Madame Hugo, Madame de Girardin, Paul Meurice, etc. Le regard d’Auguste sur les êtres et les choses rencontre nécessairement celui du poète, dans une sorte de visualité partagée ; devenus nous-mêmes les contemporains de la vue du poète, nous avons le sentiment d’accéder plus directement à son expérience sensorielle.

Si, au niveau sémiotique, l’empreinte photographique réduit la coupure entre les signes et les choses, d’un point de vue psychique elle réduit donc la coupure entre le regard des deux artistes impliqués et fait du visible une indivision. Auguste se serait-il improvisé photographe s’il s’était simplement agi de témoigner de son propre « vécu » ? A le lire, pas plus qu’il ne décrirait la nature s’il n’y rencontrait les rêveries de son Maître :

 

Ah ! Ce n’est pas le moindre, entre tant de bonheurs
D’entendre, lorsque seul j’erre aux forêts prochaines,
Votre esprit bouillonner dans la sève des chênes [37] !

 

On peut trouver régressif le fait de voir et de penser à travers le regard d’un autre, mais loin d’être fixes, les enjeux qui sous-tendent une telle pratique diffèrent selon les individus et les époques. Comme l’a montré récemment Jean-Pierre Montier, illustrer d’images de Nusch nue Facile de Paul Eluard fut pour Man Ray l’occasion de vivre fantasmatiquement une relation à trois [38]. Loin de nous enfermer dans un face-à-face mécanique et laborieux, la relation entre le texte et l’image au sein du montage dépend de méta-niveaux relationnels et fantasmatiques qui la vivifient.

 

L’esthétique sublime

 

Quel pouvait être l’enjeu du côté d’Hugo ? Dans la mesure où l’exil place le poète au fond du gouffre dont il a toujours fait son lieu d’élection, la photo bénéficie d’emblée de la valeur sacrée qu’une telle position donne à tous ses faits et gestes à cette date. Jérôme Thélot l’a bien montré [39] : vivant à la fois dans la mort (« je me sens comme mort » [40]) et dans la poésie (« je suis en pleine poésie » [41]), l’exilé confère désormais à toutes ses activités l’empreinte de l’absolu, si bien que la distinction entre passe-temps et œuvre, qu’on interrogeait plus haut par souci de méthode, n’aurait pas de sens à ses yeux ; à partir du moment où il devient le prêtre de sa propre religion, son Génie se propage métonymiquement à tout ce qu’il fait, des tables tournantes à la décoration de sa maison en passant par la pratique photographique. Si, prise comme médium, la photo reflète la mise au ban de l’écrivain, en tant qu’image elle rivalise en revanche souvent avec l’esthétique sublime déployée dans les textes, comme c’est le cas de cette main sortant de l’ombre [42], du brise-lames depuis lequel le poète contemple la mer ou de sa rêverie devant l’océan depuis le rocher des Proscrits.

Le sublime est d’abord dans la genèse technique des épreuves : parce qu’elles sont l’expression directe de la Nature par le biais de la lumière, elles opèrent techniquement le même court-circuit que le Génie par rapport à toutes les traditions ; comme lui, elles tirent directement la représentation du fond insondable et divin des choses. L’abolition de la coupure entre la représentation et le monde, qui précipite leur chute aux yeux des contemporains, les rend sublimes quand les éléments dont elles sont l’empreinte touchent eux-mêmes à la transcendance, à l’instar de l’ombre et de la lumière. C’est même précisément parce qu’elles échappent à une esthétique du Beau qu’elles ont accès au sublime.

Ce dernier émane ensuite de la composition de telles images. Celle d’Hugo sur le rocher des Proscrits ou adossé au brise-lames de Jersey intègre la négation surmontée qui caractérise l’expérience sublime selon Kant (Critique de la faculté de juger, & 23) : écrasant le spectateur sans le menacer, l’océan tranquille ou tempétueux ne nie sa singularité que pour lui faire découvrir la divinité qui l’habite, à travers les idées métaphysiques de la Raison, qu’un tel spectacle ne manque pas de réveiller en lui [43]. Anéanti socialement et politiquement par l’Empire, le poète survit par ailleurs sous la forme sublime d’une fonction (le spectre vengeur) et d’une icône. Les photos qui la construisent immortalisent d’autant mieux l’exilé qu’elles ouvrent analogiquement sur des mythes éternels : pris de loin, le poète évoque aussi bien le spectre du Roi assassiné interpellant Hamlet que Prométhée enchaîné par les dieux.

 

On se demandait en commençant si « l’exemplaire Vacquerie » pouvait être compté au rang des œuvres de Victor Hugo, alors que ce dernier n’en est ni l’exécutant ni le signataire. La même question pourrait être posée pour certains articles de L’Evénement, le journal créé en 1848 par Paul Meurice, Auguste Vacquerie et les deux fils de l’écrivain : jamais signés de l’écrivain, ils ont pourtant été fabriqués à partir des conversations, notes prises à la Chambre et billets émanant de lui. En donnant le détail de cette collaboration souterraine, Jean-Marc Hovasse évoque à ce propos « la grande habitude de Paul Meurice dans les montages de texte » [44].

Comment appeler cet espace dominé par les idées et l’imaginaire d’un auteur mais que d’autres construisent sous sa dictée volontaire ou involontaire ? La même question se pose en peinture quand un tableau est exécuté par l’élève du maître selon des préceptes dont on reconnaît les traits sur la toile. Entre les écrits d’un grand nom et la communication sociale propre à son temps se dessine l’espace intermédiaire d’une « inter-œuvre », dont le corpus est à reconstruire chaque fois. La notion d’auteur s’y dédouble entre deux instances distinctes quoique complémentaires : l’inspirateur et l’opérateur (ou le monteur) du texte et de l’image ainsi produits. Entre l’inter-œuvre et le public, le journaliste qui conduit l’entretien, le photographe qui capte la pose, l’illustrateur qui suit les suggestions de son commanditaire, le pasticheur qui contribue à la gloire du texte qu’il imite sont, chacun dans leur genre, les acteurs d’une activité littéraire à part entière. La relation duelle classique entre l’écrivain et son lectorat y cède simplement la place à une relation triangulaire où l’admiration du public passe par la médiation d’une opération assumée par un tiers [45]. Dans un tel cadre, montage et remontage manifestent une vraie puissance heuristique : tel montage mis en œuvre invite à penser l’œuvre au sens large comme montage, non seulement parce qu’elle comporte toujours une part de bricolage interne sous son homogénéité apparente (ainsi des dates bricolées justifiant l’ordre des poèmes dans Les Contemplations), mais aussi parce qu’elle suscite des prolongements qui échappent au modèle organique classique pour ouvrir sur un ensemble plus vaste. De ce point de vue l’inter-œuvre se situe aussi bien à l’origine de l’œuvre que dans ses prolongements ; à partir du moment où l’écrivain est aussi un monteur de sources diverses, elle la traverse de part en part. A la conception rhétorique de l’œuvre comme corps unifié succède ici une conception « dispositive » qui fait d’elle un agencement de textes institués et de productions iconiques ou textuelles plus erratiques. Dans un tel cadre, l’exemplaire « Vacquerie » des Contemplations ne peut être dissocié du corpus hugolien et c’est aussi pourquoi sa publication était la bienvenue.

 

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[36] R. Debray, « Les murs muent », L’Œil naïf, Paris, Seuil, 1994, p. 52.
[37] « A Victor Hugo », Demi-teintes, Paris, Garnier frères, II, 1845, p. 10.
[38] J.-P. Montier, « Le livre photographique comme scène érotique, Facile de Paul Eluard et Man Ray », La Scène érotique sous le regard, Françoise Nicole et Laurence Perrigault (dir.), pp. 55 et suiv.
[39] J. Thélot, « Hugo : la photographie comme religion », Les Inventions littéraires de la photographie, op. cit., pp. 9-32.
[40] Lettre à Villemain du 9 mai 1856, citée par J. Thélot, op. cit. p. 12.
[41] Lettre à André van Hasselt du 18 août 1852, citée par J. Thélot, op. cit. p. 11.
[42] Pour illustrer « Ibo ».
[43] Sur photographie et sublime, voir la réflexion de J.-.M. Schaeffer dans L’Image précaire. Du dispositif photographique, Paris, Seuil, 1987, pp. 161 et suiv.
[44] J.-M. Hovasse, Victor Hugo. Avant l’exil (1802-1851), Paris, Fayard, 2001, t. I, ch. XV, p. 1039. Je souligne.
[45] Quand l’écrivain imite la peinture, ce tiers reste interne à la création (il est de nature cognitive et esthétique. Voir à ce sujet l’ouvrage de Liliane Louvel, Le Tiers pictural. Pour une critique intermédiale, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2010). En revanche, dans le régime de l’inter-œuvre il s’externalise, comme l’a montré Noémie Lévêque qui fait du portraitiste d’écrivain un « tiers » à prendre en compte comme tel (thèse citée plus haut). Ces deux « tiers » (interne et externe) contribuent à imposer une conception plus « dispositive » qu’organique de l’œuvre.