Les Contemplations avec photos :
le montage Hugo-Vacquerie
- Philippe Ortel
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Le refus des écarts se voit aussi dans le soin pris par Vacquerie à renforcer par l’image l’architecture d’ensemble de l’ouvrage. En y plaçant des photos, il risquait d’en déstabiliser la structure en mêlant à son organisation interne le rythme anarchique de l’album de famille. Au mouvement centripète du recueil qui, comme son nom l’indique, rassemble les poèmes autour d’un centre (ici le tombeau de Léopoldine), s’oppose par nature le mouvement centrifuge d’accueil propre à l’album, toujours ouvert sur de nouvelles circonstances (des feuilles blanches en attente de nouvelles épreuves le closent généralement). Ce risque de dispersion, Auguste le conjure en plaçant un certain nombre d’images à l’ouverture ou à la fermeture des deux tomes et de leurs livres respectifs. Autrefois, le premier tome, s’ouvre sur un portrait d’Hugo en songeur ; Aurore, premier livre du premier tome, sur le cliché d’un portrait peint de Léopoldine ; L’âme en fleur sur un portrait de Victor Hugo méditant dans les rochers ; Les luttes et les rêves sur un Hugo au profil de combattant, dans la tradition antique du portrait héroïque qu’appelle l’idée de lutte ; « Pauca meae » (« quelques vers pour ma fille ») est suivi d’une reproduction de Léopoldine jeune fille, correspondant à l’âge de sa disparition ; « En marche » montre un profil d’Auguste Vacquerie, allié politique et compagnon spirituel du poète, auquel est aussi consacré le poème liminaire du livre (« A Auguste Vacquerie ») ; en revanche « Au bord de l’infini » (livre sixième), au titre trop abstrait pour être illustré, n’est pas introduit par une image.
On pourrait objecter que d’autres clichés illustrent les poèmes plus aléatoirement, mais là réside justement l’autre versant de la fidélité d’Auguste à l’œuvre d’Hugo : si l’architecture des Contemplations en impose par sa hiérarchisation (des poèmes emboîtés dans des livres eux-mêmes répartis en deux volumes : Autrefois / Aujourd’hui), structure et sens y restent solidaires du flux informel de l’existence dont ces « mémoires d’une âme » se veulent le récit :
Vingt-cinq années sont dans ces deux volumes. Grande mortalis ævi spatium. L’auteur a laissé, pour ainsi dire, ce livre se faire en lui. La vie, en filtrant goutte à goutte à travers les événements et les souffrances, l’a déposé dans son cœur [24].
De part et d’autre de la mort de Léopoldine, l’architecture si marquée de l’œuvre reste associée à son envers, un simple dépôt qu’il lui faut accueillir comme il vient : au fil des ans, la vie a « déposé » le volume dans le cœur du poète. La polarité des titres, qui met de l’ordre et du sens dans les choses (« Aurore » versus « L’âme en fleur » versus « Les luttes et les rêves », etc.) reste solidaire de la contiguïté qui relie les souvenirs d’événements sédimentés dans la mémoire par les hasards et les avanies de l’existence. Or, comme on l’a déjà vu avec l’album, la photo est le médium qui se prête le mieux au rythme erratique des événements : prises au fil des jours, calées sur les temps faibles de la vie quotidienne en vertu d’une relative facilité d’exécution (par rapport à la peinture), les images qu’elle produit opèrent le même « goutte-à-goutte » que celui des poèmes écrits au fil du temps. Les déposer dans le recueil, fût-ce en suivant son architecture, c’est rejoindre et renforcer le soubassement primaire car non articulé du flux chaotique des choses dont celui-ci se veut solidaire. Soumis à la même horizontalité, poèmes et images collaborent au double mouvement de recueil et d’accueil caractéristique de cet ouvrage. D’un strict point de vue visuel, la relative dureté des tirages donne aux épreuves une intensité inquiétante qui les place elles aussi à l’interface du chaos et du monde organisé. Par la violence qui est la sienne, le fameux contraste hugolien n’exploite la valeur symbolique issue de la différence (lumière versus obscurité, blanc versus noir, etc.) qu’en rendant celle-ci contiguë au désordre des choses. Faute d’obtenir le modelé que seuls les grands professionnels de l’époque savent atteindre (Le Gray, Le Secq ou Nadar par exemple), les photos de Vacquerie et des frères Hugo partagent la même âpreté que la poétique hugolienne dans ses moments les plus intenses.
A la lecture de l’Avant-propos, les analogies entre production poétique et photographique sont d’autant plus riches que toutes deux sont au service de la mémoire, cadre de référence affirmé et constamment latent du recueil. Quand Hugo écrit qu’il entend recueillir « toutes les impressions, tous les souvenirs, toutes les réalités, tous les fantômes vagues, riants ou funèbres, que peut contenir une conscience [25] […] », son activité poétique ressemble inévitablement à celle du photographe tirant ses images de la chambre noire pour les développer. Soumis à la même fonction mémorielle, textes et images conjoignent la passivité de l’empreinte au dynamisme de la production, le simple dépôt à la mise en forme mimétique, ou encore le chaos des souvenirs à l’imposition d’un sens. Entre les souvenirs internes de la mémoire et les traces externes de la photo, c’est la même aptitude à sauver simultanément le tout et le particulier : les souvenirs remémorés sont « revenus et rappelés, rayon à rayon, soupir à soupir » [26], comme ils le sont par les épreuves, cliché après cliché. Identique y est enfin la forme qu’y prend la résurrection, puisqu’il s’agit dans les deux cas de faire d’un rayon une image.
Le lecteur acteur du montage
En tant qu’agent du rapport photo-poétique quel rôle est-il dévolu au lecteur ? Comme pour n’importe quel livre illustré, il peut d’abord hésiter sur l’ordre à suivre : la photo vient-elle avant ou après le poème ? On sait que l’effet diffère considérablement d’un cas à l’autre. Comme l’ordre n’est pas donné d’avance et qu’on peut hésiter sur l’appariement, trouver le bon poème à partir des bons vers commence comme un jeu : en réduisant l’écart entre les signes, la coïncidence abaisse la tension psychique que crée toute hétérogénéité et produit du plaisir. Néanmoins, il suffit de s’immerger davantage dans l’œuvre pour que ce plaisir superficiel cède la place à des impressions plus riches.
Quand la photo précède le poème, la structure du montage reproduit le processus de la création poétique elle-même et permet au lecteur d’y participer. Grand regardeur de toute chose, Hugo n’envisage pas la vision sans la contemplation, si bien que le cliché nous donne un repère pour évaluer le travail de creusement et de métamorphose que l’écrivain opère sur la réalité de tous les jours. Le montage suit le même vecteur que l’élévation lyrique : aller de la photo au texte, c’est comme aller de la vue à la vision, du connu à l’inconnu, du fini « au bord de l’infini », ou encore de l’existence à la possibilité d’un sens ; du premier fond du réel livré par l’image le texte nous mène au second, situé derrière les apparences. Le montage photo-poétique s’apparente alors au dispositif d’écran [27] auquel Hugo fait souvent appel pour figurer le creusement des phénomènes par son regard et l’accès à un tel au-delà. Brume que perce la lumière, nuit que traversent les étoiles, eaux marines au fond desquelles brillent la perle des coquillages, fenêtres qu’on ouvre pour sonder le paysage et rêver… ces multiples interfaces sont souvent le dispositif sur lequel pivote la vision, parfois la strophe elle-même. Dans « Il fait froid », l’écran que forment les souffrances humaines est appelé à se dissoudre pour ouvrir sur un avenir radieux et trouve dans la fenêtre et la brume des équivalents poétiques à sa fonction d’interface :
Et puis laisse ton cœur ouvert !
Le cœur, c’est la sainte fenêtre.
Le soleil de brume est couvert ;
Mais Dieu va rayonner peut-être [28] !
Fenêtre et brume ne demandent qu’à s’effacer pour faire rayonner Dieu et l’avenir, comme s’efface partiellement la photo dans notre esprit (Jersey sous la neige de nuit [29] ici), une fois qu’on s’est plongé dans le poème qui lui succède et la transfigure.
[24] Ibid., avant-propos, p. I.
[25] Ibid.., p. II.
[26] Ibid..
[27] Sur l’importance du dispositif d’écran dans la constitution de la mimésis voir L’Ecran de la représentation, S. Lojkine (dir.), Paris, L’Harmattan, 2001.
[28] V. Hugo, Les Contemplations, op. cit., « Autrefois », p. 170.
[29] Ibid., entre les pages 167 et 169.