Les Contemplations avec photos :
le montage Hugo-Vacquerie
- Philippe Ortel
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En revanche, quand l’image est placée après le texte, l’effet est très différent : parce que le poème a déjà déployé la scène morale et spirituelle sur laquelle se déroule le drame de la vie, l’épreuve photographique crée un véritable effet de chute ; après l’élévation métaphysique, elle nous ramène brutalement au monde circonscrit des hommes et de leurs visages en gros plan. Avec Dolorosae, de figure universelle du deuil, que sa fidélité au souvenir de sa fille rend exemplaire, Madame Hugo (fig. 5) se trouve brutalement ramenée par son portrait aux limites et à la singularité de ses traits. Présenter la face photographiée du héros ou de l’héroïne auquel le poème est dédié, c’est ramener le lecteur à l’opaque écran de la réalité ordinaire. L’effet est-il pour autant réaliste, au sens banal du terme ? Si la chute est encore poétique, c’est qu’elle s’apparente à un modèle dont hérite le drame romantique : celui de la tragédie, avec sa catastrophe fondatrice. Dans l’articulation du poème à la photo, c’est le dispositif même du tragique qui se reflète : une force transcendante révélatrice des limites humaines. Au poème revient l’évocation des puissances qui accablent l’homme, à l’image la cible de l’implacable Destinée, dont on sait l’importance chez Hugo, sous le nom grec d’anankè. Certes, ceci est déjà vrai du versant temporel de la photographie : pour peu que son plat réalisme traduise la précarité de l’existence, d’image pauvre elle se transforme en image tragique, comme à la fin de La Chambre claire de Roland Barthes où l’irréversibilité du Temps dont elle est la marque fait aussi d’elle l’empreinte de notre finitude. La profonde mélancolie qu’elle inspire tient à une telle réduction : dans la photo, êtres et situations manifestent tragiquement leur fugacité, puisque c’est toujours à la manière d’un après-coup, depuis leur disparition, que l’image nous les donne à voir. La limite est la médiation à travers laquelle tout enregistrement présente les choses dont il préserve la trace. Pourtant, c’est aussi par les vertus du montage que l’effet tragique prend toute sa dimension dans les photographies. Latent dans les textes comme dans les images, il tire une intensité supplémentaire de leur interaction, illustrant ainsi l’adage aristotélicien selon lequel le « tout est plus que la somme des parties ». Le propre d’un agencement est de susciter des qualités émergentes, qu’on ne trouve pas ou peu dans ses éléments simples, pris séparément. Une fois l’impression de chute passée, le lecteur, qui a encore le poème en mémoire, cherchera dans l’image les marques du Destin. Non sans voyeurisme moral, il sera tenté de scruter dans le sévère profil de la Douloureuse (Madame Hugo) les stigmates de la souffrance endurée et de la résistance intérieure qu’elle oppose héroïquement aux forces qui la dépassent. Ainsi, que sa structure soit poétique (image placée avant le texte) ou tragique (image placée après) le montage romantique relie toujours la photo à un au-delà d’elle-même qui lui confère un sens.
Enjeux symboliques du dispositif
L’enjeu symbolique d’un dispositif en constitue la troisième composante, qui se situe à égalité avec les deux autres (technique et pragmatique), puisque la disparition de tout enjeu suffirait à annuler l’ensemble. De même que les passions sont le vecteur de la quête du sujet dans le récit traditionnel, un dispositif n’est vivant que parce qu’il répond à un désir capable de valoriser ou de dévaloriser tel ou tel aspect de l’existence. On a vu plus haut que le contexte d’énonciation du montage lui conférait une première valeur : répondre au désordre de l’exil par une forme intermédiale originale, aussi hétérogène que lui. D’autres valeurs sont aussi en jeu, les unes relevant, comme on l’a dit, des motivations personnelles de Vacquerie, les autres s’inscrivant dans le cadre mieux connu de la poétique hugolienne, au service de laquelle Auguste s’est placé toute sa vie.
Publié après l’exil, son recueil intitulé Mes premières années de Paris nous livre une piste pour comprendre ses motivations personnelles, dans la mesure où certains de ses poèmes y parlent de sa vocation d’écrivain. Arrivé jeune à Paris, son unique obsession est de rencontrer Victor Hugo et de se faire adopter par les siens. Comme le raconte Jean-Marc Hovasse, c’est en faisant rencontrer au poète sa propre famille qu’il provoquera involontairement le mariage de Charles, son frère, avec Léopoldine.
Paris c’était surtout Hugo
Mes monuments, mes parcs, mes princes et mes femmes,
C’étaient ses vers, c’étaient ses romans et ses drames.
Les tours de Notre-Dame étaient l’H de son nom !
Tu dois te rappeler, ô mon vieux compagnon,
Ma joie et mon orgueil quand il daigna m’écrire.
C’est lui que je venais habiter à vrai dire,
Et mon rêve eût été de louer en garni
Une scène au cinquième étage d’Hernani [30].
Les derniers vers montrent que la cohabitation matérielle avec les Hugo est elle-même motivée par un désir de cohabitation psychique [31] : par delà toute mondanité, c’est l’œuvre même du poète qu’Auguste rêve d’habiter, ce qu’il fera par la suite en le plagiant continûment plus ou moins consciemment. De même que son drame Tragaldabas (1848) imite Hernani, les idées et images contenues dans Profils et grimaces évoquent fortement William Shakespeare et les Proses philosophiques des années 1864-1865. De part et d’autre s’affirme le même appel à l’idéal, républicain en politique et spiritualiste en art.
Freud a donné le nom de transfert à la propension qui nous pousse à déplacer nos affects infantiles sur une personne donnée (l’analyste par exemple) et René Girard le nom de désir triangulaire à la façon dont autrui devient souvent le médiateur de nos désirs, et, plus largement, de notre relation au réel. C’est bien ce genre de phénomène qu’illustre la relation du « doux Vacquerie » [32], comme l’appelle Flaubert, avec Hugo, puisque, de son propre aveu, il ne peut vivre, penser et créer qu’à travers lui. Dans les vers qui précèdent, la totalité du réel (Paris, les femmes, les tours de Notre-Dame…) est assimilée au nom du Maître ainsi qu’à son œuvre, jusqu’à se confondre avec eux. L’excès d’une telle relation n’a pas échappé aux contemporains, qui s’en sont volontiers moqué : dans un portrait satirique des Hommes d’aujourd’hui (1878), Gill montre Auguste plume et lyre en main avec un H gravé sur le front en signe d’esclavage [33], tandis qu’à propos d’Hugo en exil Flaubert (cité par Jean-Marc Hovasse) évoque ironiquement « Vacquerie qui l’admire (comme le Wagner de Faust) » [34].
Ainsi mis en perspective, le remontage photographique des Contemplations présente pour son auteur une forme d’accomplissement. En glissant les images qu’il a faites entre les épreuves et leur reliure, Vacquerie habite symboliquement ce monument de la poésie romantique, comme il rêvait plus jeune « de louer en garni /Une scène au cinquième étage d’Hernani ». Par ailleurs, au mouvement qui le pousse à habiter Hugo, comme il l’écrit dans Mes premières années de Paris, succède le désir inverse de faire habiter par les Hugo ses propres productions : « Je tâche d’enfermer dans les flancs de mes vers /Toute votre maison qui rayonne à travers » [35] écrit-il déjà en 1840 à Madame Hugo. Là aussi, la photo en recueil réalise ce projet à la perfection, tout comme elle le réalise dans son processus même : parce qu’il faut être sur place pour enregistrer les lieux, elle oblige l’opérateur à les habiter, et parce qu’elle en capte le moindre détail, elle lui donne inversement le sentiment d’abriter la totalité du réel dans ses images. Le jeu d’inclusion réciproque entre habiter et faire habiter est séduisant, parce qu’en abolissant la coupure entre la vie et l’œuvre il accomplit l’utopie d’une fusion harmonieuse entre les deux. Dans la mesure où les photos utilisées par Auguste sont nombreuses à représenter Hugo et sa famille, ceux-ci habitent bel et bien ses images, tandis que lui-même habite inversement l’œuvre de son mentor en s’y invitant par l’illustration.
[30] « A Paul M », Auguste Vacquerie, Mes premières années de Paris, Paris, Michel Lévy frères, 1972, livre premier, III, p. 12.
[31] A travers des images plus ou moins heureuses : « Ma poésie ira, dans vos herbes assise, / Effeuiller en rêvant sous la lune indécise / Les bleuets du chemin » (« Pages d’album », L’Enfer de l’esprit, Paris, Ebrard, 1840, p. 208).
[32] « S’il n’a pas de talent, est-ce sa faute ? » poursuit Flaubert avec commisération (G. Flaubert, A Michel Lévy, 9 octobre 1861, Correspondance (1859-1871), Œuvres complètes de Gustave Flaubert, Paris, Club de l’honnête homme, 1974-1976, t. 14, p. 86.
[33] Une caricature du même Gill pour L’Eclipse (n° 210, 1872), le montre passant l’encensoir devant le H de Notre-Dame de Paris que complète un « UGO » dans le ciel.
[34] A Louise Colet, lettre du 21-22 mai 1853 (cité par Jean-Marc Hovasse dans Victor Hugo. Pendant l’exil, Paris, Fayard, 2008, t. II, ch. XIII, p. 197). Dans le portrait hagiographique qu’il fait de Vacquerie, le dramaturge Georges Bertal témoigne de la prégnance de cette image auprès des contemporains : « Bien des fois on alla jusqu'à reprocher à Auguste Vacquerie son amitié constante pour Victor Hugo », écrit-il, « mais à de pareils enfantillages il ne répondait jamais que par un sourire et un haussement d'épaule ». (G. Bertal, Auguste Vacquerie, sa vie et son œuvre, P. Andreol \ F. Pigeon éditeurs, 1889, ch. VII, p. 100)
[35] A Madame V. H., mai 1836, L’Enfer de l’esprit, op. cit, p. 55.