Les Contemplations avec photos :
le montage Hugo-Vacquerie
- Philippe Ortel
_______________________________
Fig. 1. A. Vacquerie, La Neige
dans la nuit, 1856
Fig. 2. A. Vacquerie, Charles et
Victor Hugo faisant des armes, 1856
Fig. 3. Ch. Hugo, V. H. sur le
Rocher des Proscrits, 1856
Fig. 4. A. Vacquerie, La Serre de
Marine-Terrace à Jersey, 1856
Seule la technicité de la formulation (« braquent leur objectif »), indice de l’expérience de l’auteur, distingue une comparaison déjà banale à l’époque.
Enfin s’agissant du travail d’illustration en lui-même, rien n’indique qu’Auguste recherche l’originalité : les trente-deux photos qu’il choisit illustrent sagement et littéralement les poèmes d’Hugo, jusqu’à la naïveté parfois, comme lorsqu’une vue de neige introduit « Il fait froid » (fig. 1) ou lorsqu’une scène d’escrime entre le poète et François-Victor illustre platement le duel que se livrent les deux rois insensés de « La source » (fig. 2), où, à la manière d’une fable, le poète traite de l’éternelle rivalité entre les hommes.
Faut-il ne voir pour autant dans cet exemplaire qu’un simple divertissement, intéressant pour le biographe mais trop pauvre pour illustrer une poétique générale du montage et du remontage ? En réalité, le soin mis par Vacquerie à ajuster les images aux textes et surtout le temps qu’il a manifestement consacré à cette activité [12] rendent les choses plus complexes. Si la photographie n’est pas un art à ses yeux, le montage peut s’avérer néanmoins une entreprise sérieuse, relevant d’une véritable mise en œuvre, autrement dit d’une poétique au sens étymologique de « faire, fabriquer ». On en prendra pour preuve le passage souvent cité des Miettes de l’histoire où il évoque l’activité photo-poétique des Hugo durant l’exil : « Nous vivions entre nous ; nous travaillions ; nous entremêlions la littérature et la photographie » [13]. Le discret parallèle qu’introduit la phrase entre la vie désormais passée entre soi et l’entremêlement photo-poétique relie cette activité à des conditions d’existence exceptionnelles, fait du montage, objet associatif, le miroir formel de la petite communauté, et, parce que ce dernier transpose une organisation vécue en objet intermédial original, suggère qu’il opère le même travail de symbolisation que n’importe quelle œuvre reconnue comme telle. Alors que les photos, prises isolément, ont une fonction de témoignage et répondent à des enjeux politiques explicites (tournées vers l’extérieur, elles visent à diffuser la personne d’Hugo en France), le collage de Vacquerie répond à une fonction plus intime mais tout aussi significative : transformer une situation subie en une forme choisie de création. En 1856, le rôle réparateur du montage est d’autant plus probable que la famille Hugo vient d’arriver à Guernesey, son second lieu d’exil, après avoir été chassée de Jersey pour activités subversives.
A l’inverse, si une telle mise en œuvre ne va pas jusqu’à s’affirmer esthétiquement (Auguste parle d’« exemplaire curieux » [14]), c’est qu’au sein du montage, la photo prise comme médium [15] reproduit la crise qu’introduit l’exil, sans chercher à la compenser entièrement. Le choix par Vacquerie du verbe entremêler le suggère, puisque l’idée de mélange se trouve chez Hugo chaque fois que des éléments hétérogènes s’associent sans s’harmoniser complètement. Mêler désigne alors ce moment transitoire où, au cœur même des correspondances ou relations analogiques unifiant la Nature, une forme d’hétérogénéité demeure, elle-même due à la persistance du fond chaotique et énigmatique sur lequel toute chose se détache. Pour prendre quelques vers aux Contemplations, la Nature qui « mêle / Son mystère à notre amour » [16] ou « une âme aux rameaux verts » [17] associe le matériel au spirituel ou le spirituel au matériel sur un fond d’indétermination que traduisent ici « mystère » et l’article indéfini « une » (« une âme »). Postulée par la philosophie romantique, l’harmonie des contraires n’est jamais parfaite et comprend en son sein ce reste d’obscurité qui nourrit l’inquiétude du penseur et donne sa dynamique au texte. Entremêler la littérature à la photo revient ainsi à allier deux pratiques que tout sépare, sans résorber totalement la part d’hétérogénéité et de désordre qu’une telle alliance introduit dans le champ traditionnel de l’art [18]. Dans l’espace noble du livre, aussi travaillé son message soit-il, le médium photographique produit le même décentrement et la même ouverture à l’hétérogène que l’exil par rapport à la vie parisienne des Hugo ; mal considéré des artistes, il inscrit au cœur même de la création l’effondrement symbolique qui caractérise la vie du paria. En reportant dans l’univers des supports et des signes les entremêlements résultant de l’exil (insularité et ouverture au monde, déclassement et héroïsme, repli et engagement), l’intermédialité permet aux auteurs de traduire la « paratopie » du poète (D. Maingueneau), avant qu’un juste retournement des choses ne fasse de lui comme du nouveau médium les héros de la République à venir : conformément aux thèses développées dans William Shakespeare et les Proses philosophiques des années 1860-1865, la technique a aussi pour vocation de mettre le Progrès au service de l’Idéal.
La dimension matérielle du montage
Comment s’opère l’entremêlement de la poésie et de la photographie au sein de cet « exemplaire curieux » ? A l’instar de tout dispositif, celui-ci peut être analysé selon les trois niveaux qui le constituent : technique (I), pragmatique (II) et symbolique (III) [19]. Le travail matériel d’ajustement (I) auquel procède le « monteur » n’est dynamique que s’il parvient à faire partager au lecteur les enjeux qui le sous-tendent, ce qui revient à en faire le médiateur du rapprochement entre le texte et l’image (II). Par ailleurs, la relation pragmatique qu’il suscite ainsi n’a de sens que si l’interaction des signes au sein du montage véhicule du symbolique (III), c’est-à-dire le sens et les valeurs capables de légitimer l’entreprise (sans enjeu symbolique, une réalisation, quelle qu’elle soit, tombe d’elle-même). Ce troisième niveau se divise ici entre les motivations intimes et tues de Vacquerie, celles qu’il partage avec Victor Hugo ensuite, enfin, à un autre niveau, la culture intermédiale qui pousse le lecteur d’aujourd’hui à s’intéresser à cet exemplaire.
D’un point de vue technique, un montage comme celui-ci est frappé de secondarité dans la mesure où il réemploie un matériau existant : Vacquerie ajoute aux poèmes déjà écrits par Hugo des photos de Jersey, elles-mêmes déjà prises. Une telle situation est d’autant plus sensible que le remontage altère généralement les éléments initiaux qui le constituent [20] : en ajoutant des feuillets, Vacquerie augmente le volume de l’ouvrage, tandis qu’en retaillant les photos pour les faire entrer dans la page il en modifie partiellement l’aspect et le sens. Edouard Graham remarque ainsi que le découpage vertical du cliché fameux montrant Victor Hugo en méditation sur le rocher des Proscrits dramatise la posture du poète [21] (fig. 3) ; il accentue sa proximité avec le ciel et son rôle de médiateur entre les hommes et Dieu.Par ailleurs, le montage transforme aussi sémiotiquement chacune des composantes de départ, dans la mesure où il les soumet à un système de référence double, l’une en direction du réel, l’autre en direction du signe partenaire au sein de l’agencement iconico-textuel. Un titre comme Dolorosae (« A la douloureuse ») renvoie à la fois au deuil vécu par Madame Hugo après la mort de Léopoldine et à la Douloureuse photographiée, que Vacquerie insère à la suite du poème [22]. Comme dans la vision stéréoscopique, qui, de deux images, nous invite à n’en faire qu’une, d’apparence tridimensionnelle, la référence double introduit une forme de relief dans le recueil, puisque se superposent dans l’esprit du lecteur le premier plan optique du portrait et l’arrière-plan des représentations mentales qu’il se forme de la personne à partir du poème ou des connaissances latérales qu’il possède de sa vie. Et comme dans la vue stéréoscopique, le premier plan occupé par l’image se détache exagérément, ce qui explique plus généralement l’inconfort que produit parfois l’illustration photographique d’un livre auprès du public.
Inhérente au montage, une telle secondarité est précisément ce que Vacquerie tente d’effacer par la littéralité avec laquelle il illustre les textes. Certes il y a un plaisir du monteur à harmoniser des éléments initialement hétérogènes, comme il le fait ici en illustrant avec la serre de Marine Terrace [23] « La fête chez Thérèse » (fig. 4), sorte de fête galante à laquelle un tel bâtiment aurait pu servir de décor ; néanmoins, dans d’autres cas, l’habileté dont il fait preuve cède la place à un enjeu plus profond : par delà les plaisirs de la coïncidence, la fidélité permet à Auguste de rejoindre fantasmatiquement le poète dans son travail de création, conformément à un désir de cohabitation psychique sur lequel on reviendra.
[12] Comme le montrent Muriel Plana et Thibault Christophe, la façon dont les internautes détournent aujourd’hui des films ou des séries pour créer leur propre clip pose les mêmes questions de frontière. Où finit le divertissement où commence l’œuvre ? Faut-il considérer cette notion comme obsolète au regard des formes actuelles de la création ? Dans ce contexte, le temps passé à une telle activité devient un critère de sérieux. Voir leur article en ligne : « Le vidding sur YouTube ou comment revivre et réinventer ses scènes (homoérotiques) préférées » sur le site Pop-en-stock (consulté le 15 février 2016).
[13] A. Vacquerie, Les Miettes de l’Histoire, Paris, Pagnerre, 1863, ch. IX, p. 405. Je souligne. C’est aussi en termes de mélange que Vacquerie décrit sa vie avec Victor Hugo dans l’article du Rappel cité par Edouard Graham où il annonce la mort du grand poète : « Le voir là gisant, pour ceux dont la vie a été pendant cinquante ans mêlée à la sienne, c’est bien triste » (je souligne. op. cit., p. 885).
[14] Cité par Edouard Graham, Op. cit. p. 855.
[15] Je distingue ici le médium du message car au sein d’un médium dévalué la volonté artistique peut reprendre ses droits, comme le montrent les célèbres photos de Victor Hugo face à l’océan.
[16] « Après l’hiver », V. Hugo, Les Contemplations, op. cit., « Autrefois », Livre deuxième, XXIII, p. 181.
[17] « La chouette », op. cit,, « Autrefois », Livre troisième, XIII, p. 251.
[18] Nous nous inspirons ici des acquis de la critique pragmatique telle que l’a élaborée Dominique Maingueneau. S’il est vrai que le contexte d’énonciation de l’œuvre conditionne les choix génériques, thématiques et formels de l’écrivain et que ces choix valident en retour un tel contexte (son mode de vie), le montage photo-poétique auquel se livrent Vacquerie et Hugo a toute chance d’entretenir un lien formel et fonctionnel avec l’exil et de le justifier en retour symboliquement. Sur la notion de scène énonciative et les relations spéculaires entre texte et contexte voir D. Maingueneau, Le Discours littéraire. Paratopie et scène d’énonciation, Armand Colin, 2004.
[19] C’est le modèle intégré que j’ai proposé dans Discours, image, dispositif (Paris, L’Harmattan, 2008, p. 39) en m’inspirant des remarques de Bernard Vouilloux, parues dans le même volume (« Du dispositif », pp. 15 et suiv.).
[20] Comme le remarque Olivier Leplâtre dans la présentation du colloque qui a donné naissance à cet article.
[21] Victor Hugo, Les Contemplations, op. cit., p. 661.
[22] Ibid., « Aujourd’hui », entre les pages 128 et 129.
[23] Ibid., « Autrefois », entre les pages 92 et 93.