Montage et hantise chez Charles Burns
(ToXic, La Ruche, Calavera)

- Philippe Maupeu
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Fig. 24. Ch. Burns, ToXic, 2010

Fig. 25. Ch. Burns, ToXic, 2010

Fig. 26. Ch. Burns, ToXic, 2010

Fig. 27. Ch. Burns, ToXic, 2010

Fig. 28. Ch. Burns, Calavera, 2014

Mais si le père reste évasif sur les raisons qui ont poussé Donna à le quitter, cette « compulsion de répétition » qui agit à son insu l’histoire de Doug et ce complexe d’images revenantes (sang menstruel et hémorragie de l’avortement, fœtus, maternité suscitant une terreur sacrée), laisse pourtant penser à une identification fantasmatique de Doug à un enfant perdu, abandonné, vraisemblablement mort (ou fantasmé comme tel) de son père dans le cœur de qui il ne l’aurait jamais remplacé. Bon nombre d’indices vont dans ce sens, qui se cristallisent autour du motif du calavera : Doug-Johnny achète un calavera portant l’inscription « J’étais toi » (dernière planche de La Ruche), l’autel bouddhique est le mémorial de l’enfant-mort emmailloté (Calavera, pl. 57), et la couverture de Calavera donne comme le fin mot de l’énigme [38]. La même destinée semble guetter Sarah : Sherry, l’héroïne de comics à qui sa mère ressemblait (La Ruche, pl. 20, C2 [39]) a « avorté deux fois » (La Ruche, pl. 20, C2). Mais Danny, le fils qu’elle a eu de Doug, a beau par une ironie macabre apparaître à son père en panoplie de squelette le jour d’Halloween (Calavera, pl. 51 et quatrième de couverture), il est bien vivant, lui, et il semble bien que Sarah ait trouvé la force en l’élevant de vivre et de ne pas répéter le destin de sa mère. Peut-être aura-t-il manqué à Doug l’assurance d’être l’enfant désiré, assurance qu’à l’évidence ne lui donne pas une mère dont l’absence et le silence ont, à l’image de la Ruche monumentale, quelque chose de totalitaire. La psychanalyse dénouerait peut-être cela.

 

Démontage-remontage : les images d’Hergé

 

Chez Burns, le montage donne à voir comme une fatalité de l’histoire. Quel rôle y assigner au découpage et remontage de motifs et de scènes tirées de l’œuvre d’Hergé, geste poétique dont la couverture de ToXic a valeur de manifeste ? Sur cette image (fig. 7 ), Burns utilise le langage graphique de la ligne claire pour prélever le motif hergéen de L’Etoile Mystérieuse et le re-monter dans un environnement fictionnel et graphique frappé d’« inquiétante étrangeté ». La mer d’aquarelle bleu-gris aux crêtes d’écume blanche, dans l’édition de 1942, n’est plus ici qu’un fleuve ou marais verdâtre charriant des débris dans un décor crépusculaire encombré d’épaves et de ruines, décor déjà entrevu dans la séquence onirique finale de Black Hole (« The End »). La main sur la poitrine est une variation neurasthénique de la posture stupéfaite de Tintin devant ce que, sur un morceau de comète échoué dans l’océan, il avait d’abord pris pour un œuf, en réalité un champignon blanc taché de rouge aux propriétés explosives. Ce motif abstrait, sans relief, purement graphique, rouge sur blanc cerné de noir, traité en aplat dans un décor strié de hachures et d’ombres, vaut pour emblème d’une ligne claire dont Burns, par ce « transport », nous rappelle la paradoxale puissance évocatrice et la force d’étrangeté. Car la ligne claire chez Hergé n’a pas grand-chose à voir avec l’univers lisse et domestique à laquelle on la réduit habituellement – que l’on pense entre autres à l’épeire diadème sur la boule de feu dans le télescope de L’Etoile mystérieuse (autre montage). Que la bande dessinée procède à un tel saccage en règle des images de l’enfance n’est en soi pas très nouveau, depuis les scènes de sexe entre Minnie et Mickey dans les parodies érotiques des comics au viol de Blanche-Neige par les sept nains chez Winshluss, en passant sur un registre plus désolant par le premier Maus de Spiegelman pour Funny Animals en 1972. La posture subversive est facile. Ce que propose Burns est plus intéressant : son Tintin junky est une image blessée, abîmée, au moment où à l’âge de l’adolescence le regard à la fois se décille et se voile, le monde devient autre et hostile, et les repères identitaires vacillent.

Il entre bien une part de jeu dans la multiplication des références et clins d’œil aux albums d’Hergé, L’Etoile mystérieuse, Le Secret de la Licorne et Les Cigares du Pharaon en premier lieu. C’est bien entendu aux Sept boules de cristal que ToXic emprunte son frontispice (fig. 24). Tintin a été délogé de sa place, un cauchemar s’est substitué à un autre cauchemar : la vignette travaille avec une des images les plus inoubliables de Hergé, Rascar Capac s’élevant dans la nuit d’encre comme le cauchemar qui vient hanter la ligne claire, l’univers obvie de Tintin niant la mort qui fait retour par la fenêtre – l’univers de Tintin aussi est menacé d’étrangeté… Moins tape-à-l’œil que ce frontispice mais tout aussi évident est le trou dans le mur de briques du Secret de la Licorne (éd. 1974, p. 41) dont Burns démarque scrupuleusement la forme (ToXic, pl. 2 C7 et pl. 19 C4), et le grésillement « lynchien » qu’il substitue à la mélodie de boîte à musique. On ne passera pas en revue toutes les références plus ou moins obliques aux aventures de Tintin et à l’univers d’Hergé [40]. Burns n’a d’ailleurs pas attendu la trilogie pour rendre hommage au maître belge : le récit « Bone voyage » dans El Borbah reconduit la séquence où Tintin démantèle l’organisation clandestine dans Les Cigares du Pharaon (p 53-55) cette fois-ci réunie sous le signe du Wishbone (!) au lieu de Kih-Oskh. Les pages de garde de Big Baby miment sur un registre monstrueux celles des albums de Tintin des années soixante, tout comme la quatrième de couverture en couleurs du même album avec sa multiplication d’indices narratifs.

Plus discret mais tout aussi lancinant, le retour de quelques images venues d’Hergé tels ces couloirs en perspectives obliques, personnages vus de trois-quarts arrière, qui signalent et thématisent l’attrait et la crainte de l’inconnu (la porte du fond, le secret, l’hésitation avant de pénétrer le seuil). Que l’on compare ces vignettes (fig. 25, ToXic, pl. 7, C5, et fig. 26, La Ruche, pl. 48, C7) avec celle des Cigares du Pharaon (p. 54, C1), et le motif des câbles électriques agrafés par trois à la base de la voûte pour s’en convaincre. Une porte ouverte au fond d’un corridor laisse passer un triangle de lumière (fig. 27, La Ruche, pl. 9, C9 ; cf. Cigares, p. 53, C14) : mais dans la version de Burns les amas de chair, les planches brisées et calcinées, les débris informes encombrent le couloir. Quand Burns remploie une séquence de deux vignettes consécutives des Cigares, une perspective en V, trois-quarts arrière puis trois-quarts face, de la déambulation souterraine de Tintin, c’est pour l’inciser et y glisser les images névrotiques d’une sexualité obscène et tyrannique (le graffiti de vulve couronnée, avatar du signe de Kih-Oskh [41]) et d’une maternité animale et répugnante, envers cauchemardesque de la Madone qui orne les albums de Sarah et de Doug (fig. 28, Calavera, pl. 5). Images démontées et remontées, images blessées : l’univers d’Hergé joue comme le plan de référence dans lequel les images obsédantes de Doug viennent faire irruption et enfoncer leur coin ; et c’est nos propres souvenirs de lecture que réveille Burns en les resituant sur le fond d’inquiétude et d’angoisse infantiles qui a pu être le leur (Rascar Capac, l’épeire diadème !).

 

Le montage chez Burns œuvre donc à plusieurs niveaux : montage « biologique » des corps, de l’hybride homme-enfant ; montage « cinématographique » alterné des plans et des séquences, des temporalités, des niveaux diégétiques ; montage plastique des pans de couleurs ; (re-)montage de séquences prélevées chez Hergé, car c’est bien au niveau syntaxique de la séquence qu’opère le (re-)montage, là où la citation agit localement, au niveau lexical du motif (textuel ou verbal). La référence à Burroughs, prégnante dans la fiction, participe d’une restitution de l’« esprit du temps » de l’Amérique des années de jeunesse de Burns. Si l’on ne peut assimiler la poétique de la trilogie aux expériences maladroites et tâtonnantes de Doug, il est vrai que la perturbation temporelle du récit peut faire songer à la technique burroughsienne du fold-in/cut-up, telle que Burroughs lui-même la décrit et théorise [42]. L’hommage à Hergé joue à un niveau plus profond : il participe d’une réflexion sur la revenance des images, leur pouvoir de hantise, la vague familiarité, troublante, qu’elles entretiennent avec nous. La lecture de la trilogie met en scène (et suscite en nous) le passionnant malaise de l’Unheimlich [43], cet « inquiétant familier » suscité, disait Freud, par la répétition non intentionnelle de fantasmes (et entre tous la « représentation fantasmatique de la vie dans le ventre maternel » [44]) : une répétition insue et subie, que le sujet échoue précisément à repérer, à nommer, à relier, à symboliser, à « monter ».

 

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[38] Les trois couvertures forment comme les jalons d’un drame de la naissance et de mort : entrailles minérales-organiques de la matrice (La Ruche), imminence terrifiante de la naissance (ToXic), cadavre de l’enfant mort-né (Calavera). Un calavera à l’image de Nitnit figure parmi les débris minéraux du paysage de couverture de ToXic.
[39] « Wow, elles (i.e. les BD d’occasion trouvées sur la brocante) sont géniales ! Regarde ses cheveux ! Ma mère avait exactement la même coiffure ! ».
[40] Pour échantillon : la lecture par Doug de deux albums de Nitnit, le premier sous le titre « Nitnit and the secret of the Hive » (La Ruche, pl. 7 : la couverture de l’album cite la dernière case de ToXic, geste très « hergéen »), le second annonce la séquence finale de la trilogie et parodie L’Oreille cassée, La Ruche, pl. 15, C6) ; Doug et Sarah achètent leurs comics d’occasion auprès d’un brocanteur qui rappelle celui du Secret de la Licorne (p. 3 ; cf La Ruche pl. 19, C6) : pipe, lunettes, mains dans le dos ; l’escalier à vis qu’emprunte Doug dans son rêve provient de L’Ile Noire (éd. 1943, p. 43, C9, plus sûrement que l’édition en noir et blanc en raison de la position de la vignette en fin de strip ; cf. La Ruche, pl. 9, C6 ; voir aussi Calavera, pl. 7, C7) ; éventuellement le motif du mégot dans le cendrier (ToXic, pl. 38, C6 ; cf L’Affaire Tournesol, p. 24, C4) etc.
[41] Signe présent dès les premières planches de ToXic (pl. 6, C3). Merci à Jean-Pierre Martin d’avoir attiré mon attention sur cet « emblème » et son modèle hergéen.
[42] Voir citation supra.
[43] Traduction plus pertinente de l’Unheimlich que celle longtemps reçue d’« inquiétante étrangeté » (Freud, L’inquiétant familier, trad. O. Mannoni, Paris, Petite bibliothèque Payot, 2011, préface, p. 9.
[44] Ibid., p. 73.