Montage et hantise chez Charles Burns
(ToXic, La Ruche, Calavera)

- Philippe Maupeu
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Fig. 7. Ch. Burns, ToXic, 2010

Fig. 8. Ch. Burns, ToXic, 2010

Fig. 9. Ch. Burns, ToXic, 2010

Fig. 10. Ch. Burns, ToXic, 2010

Fig. 11. Ch. Burns, ToXic, 2010

Fig. 12. Ch. Burns, La Ruche,
2012

Ces trois époques (quatre si l’on compte la phase de divagation et de dépression) auxquelles sont associées trois femmes d’importance inégale (Sarah, Tina et Sally) s’articulent avec une rigueur sans faille dans une narration fragmentée, non linéaire, assumée tantôt par le narrateur extra-diégétique, tantôt par Doug lui-même notamment à travers les confidences dont Tina est dans La Ruche la principale destinataire. Le régime narratif choisi fonctionne par ellipses, retours en arrière et anticipations ; il relève d’une appréhension pleinement subjective du temps gouvernée par le retour des affects, en même temps qu’il participe d’une stratégie narrative de la réserve qui polarise l’attente du lecteur et ménage l’effet de surprise final. Notons enfin que ce premier niveau narratif est caractérisé également par des séquences oniriques distinctes du second niveau diégétique [26].

Le second niveau narratif est consacré aux aventures de Nitnit, alias Johnny 23. Contrairement au premier niveau, le récit est mené sur un mode strictement linéaire, depuis la première case de ToXic jusqu’à la dernière de Calavera. Mais cette linéarité se révèle en fin de compte circulaire : Burns crée un effet de boucle que l’on a pu comparer aux constructions de Lynch, Mulholand Drive et Lost Highway. C’est un univers inquiétant, puissamment fantasmagorique, régi par des lois que Johnny va progressivement découvrir avec effarement. Les rues de la ville pourraient faire penser à une ville du Maghreb (on a pu parler de Tanger en référence à Burroughs) ; elle est habitée par des créatures étranges, toute une foule interlope familière aux lecteurs de Burns (Big Baby, El Borbah) et des Contes de la Crypte. Des hommes-lézards travaillent dans une fabrique, une usine de conditionnement reliée à la Ruche, construction conique entre la ziggourat et la centrale atomique, qui surgit monumentale dans la dernière vignette de ToXic. Dans cette ruche, les reines pondent des œufs rouge et blanc, comme celui qui orne la couverture du premier album (fig. 7). Ces œufs ont dans cette société cauchemardesque autophage un double usage, alimentaire et reproductif :

- alimentaire : conditionnés en grande quantité, on les mange en omelettes (ToXic, pl. 47, fig. 8). Johnny est sur cette planche accompagné du guide qui l’introduira dans la Ruche : un de ces personnages hybrides qu’affectionne Burns [27], un montage de trois âges – le bébé (les couches), l’enfant (le cartable d’écolier), l’adulte (langage crû et paquet de cigarettes) ;

- reproductif : l’intérieur de la Ruche, dont Suzy est une des « reines » [28], est une matrice, un espace utérin dans lequel Johny avance avec répulsion ; il maintient avec Suzy (fig. 9) l’illusion d’une innocence persistante, faite de comics à l’eau de rose et de cadeaux innocents, mais il ne peut s’arracher au spectacle fascinant de la « ponte » de Suzy et l’assister dans son accouchement : saisi d’effroi il ne recueille pas l’œuf qui éclate au sol, donnant à voir le fœtus d’un homme-lézard à l’œil jaune.

Terrorisé, Johnny s’enfuit. Poursuivi par un homme lézard, il tombe dans un bassin d’évacuation, se jette par un conduit dans le fleuve qui travers la ville, échoue dans un désert. Il trouve refuge dans une fabrique désaffectée (déjà aperçue en rêve par Doug [29]) : une chambre ou ce qu’il en reste, un matelas (et une couverture rose) ; il s’endort, se réveille au bourdonnement (le bzzz) d’un interphone cassé, ce même bruit qui le réveillait à la première planche (et cette même vibration d’interphone qui ouvre et clôt le Lost Highway de Lynch). Le récit mené à ce second niveau est à la fois linéaire, progressif, et parfaitement circulaire.

Le niveau 2 est le prolongement ou la projection fantasmatique du niveau 1. Johnny est le double de Doug ou de son personnage scénique, Suzy celui de Sarah, Lily celui de Sally – on n’identifiera pas ici toutes les correspondances. « Throbbing Hearts » (cœurs battants), ces comics que lisent Doug et Sarah, Johnny et Suzy, circulent d’un niveau à l’autre. Le guide atypique de Johnny, avec ses poches sous les yeux et son goût pour les cigarettes, est une figure du père, ce père-enfant qui invite le fils au cœur de ses propres obsessions renfermées dans la Ruche, lieu du secret, autour des mystères terrifiants de la naissance et de la paternité. L’univers fantasmatique de Johnny-Nitnit est le fruit d’un esprit miné par le traumatisme, la drogue et la dépression. La couture (et le passage) entre les deux niveaux se fait autour de l’agression et de ses suites, le pansement en X sur le crâne de Johnny en est le signe, chiffre du bandage de Doug convalescent, emblème du titre original (X’outed, ou « biffé », « supprimé ») et de sa traduction française (ToXic), rustine de fortune posée sur une « fuite » de la psyché. Le niveau 2 l’emporte finalement : nul horizon pour la vie de Doug ni pour son double onirique.

 

Montage et couleur

 

Burns ménage des transitions entre les différents niveaux narratifs et les différentes strates temporelles : rimes formelles et chromatiques, raccord des plans, thématisation du passage (du réel à l’onirique) par le motif du trou percé dans le mur de briques [30]. La couleur est un de ces opérateurs de transition. Avant ToXic, Burns pratiquait un noir et blanc épais dont ses images tiraient leur texture de gravure sur bois, et dans les replis duquel se tapissaient certains motifs hachurés symétriques, abstraits mais vaguement zoomorphes, surtout perceptibles dans les chevelures de ses personnages, constitutifs de son « inconscient » graphique, absents de la trilogie. Ici, Burns joue de la couleur en virtuose. Les trois albums donnent à voir un nuancier riche, une palette chromatique large et subtile tout particulièrement dans les cases monochromes dont les fonctions sont multiples :

- une fonction syntaxique de ponctuation du récit, de coordination ou de subordination des différents niveaux diégétiques et des différentes séquences temporelles. Dans la planche 19 de ToXic (fig. 10), la case gris-taupe, au strip 1, ménage la distinction et le passage entre deux moments de la liaison de Sarah et Doug, sa fin (leur dernier polaroïd) et son commencement, le raccord se faisant sur le visage de Doug à deux moments de sa vie. Syntaxiquement, c’est le pan monochrome qui fait sens, indépendamment de la nuance chromatique de la case.

- une fonction plastique et rythmique ; dans la planche 36 de ToXic (fig. 11) la case bleu pâle du second strip fait le lien avec la dernière case de la planche ; on pourrait multiplier les exemples : telle case monochrome donne généralement le thème ou le « la » chromatique de la planche [31] ; les cases s’apprécient en termes de modulations chromatiques, de variations légères et subtiles et le choix du papier, mat et épais, sert cette appréhension sensorielle de la couleur ; dans ces cases, la couleur en tant que pan abstrait, présente dans toute sa virtualité et sa virtus, est actualisée et déterminée iconiquement dans les figures et motifs des cases qui l’entourent [32] ;

- une fonction phénoménale ou émotive : le pan de couleur exprime sinon un état psychique, une humeur, du moins l’éveil d’une sensation ou d’une perception dans la conscience, le plus souvent lorsque la case monochrome est couplée avec une case noire qui la précède : dans cette planche de La Ruche (pl. 16, fig. 12) la seconde case, bordeaux, fait lien entre le noir et le rouge vif du cauchemar, l’image est saisie dans son mouvement phénoménal de venue à la conscience du sujet.

 

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[26] Par exemple, Doug rêve que Sarah s’ouvre le ventre et accouche par césarienne d’un petit cochon mort (figuration transparente de son avortement). Dans un autre cauchemar, il se promène entièrement nu et trouve des comics d’occasion dont les images se brouillent.
[27] Voir particulièrement Living in the Ice Age (dans El Borbah, Cornélius, 2008) : un homme fait greffer sa tête sur un corps de bébé.
[28] Voir ToXic, pl. 51.
[29] La Ruche, pl. 9. Cette planche et la suivante consacrées au rêve de Doug annoncent la séquence finale de la trilogie.
[30] ToXic, pl. 1-3, 19-20.
[31] Voir entre autres ToXic, pl. 12, 22 ; La Ruche, pl. 37 (thème chromatique violet, couleur du peignoir du père, enfilé par Doug), 47(transition chromatique entre le sommeil et le rêve) ; Calavera, pl. 2, 18 (distribution sur le premier strip des couleurs du feu tricolore sur fond bleu nuit du second), 25 (le pan bordeaux thème du cœur saigné par Sarah).
[32] Sur la virtus de la couleur et plus particulièrement du rouge, voir G. Didi-Huberman, « Puissances de la figure. Exégèse et visualité dans l’art chrétien », dans L’Image ouverte, Paris, Gallimard, « Le temps des images », 2007, p. 220.