Montage et hantise chez Charles Burns
(ToXic, La Ruche, Calavera)

- Philippe Maupeu
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Fig. 5. Ch. Burns, La Ruche, 2012

Fig. 6. Ch. Burns, ToXic, 2010

S’il est un « manifeste » de l’art du montage chez Burns, de son dessein, de ses enjeux et de ses impasses, peut-être est-ce dans ce rêve de Doug qu’il faut le chercher (La Ruche, pl. 48,  fig. 5). Dans la case supérieure, présenté de biais par rapport au cadre (indice conventionnel de la saisie subjective d’une image (photographie, livre etc.) par un personnage [16]), un montage complexe de planches juxtaposées ou empilées les unes sur les autres (impossible de décider), séparées par des bordures larges qui ne correspondent ni à des marges ni à des gouttières ; des planches tronquées, incomplètes, aux bulles vides, mais qui participent toutes du même univers graphique et fictionnel des comics à l’eau-de-rose, ces « Throbbing Hearts » (« cœurs battants ») dont Doug et Sarah sont friands. Dans la bande suivante, en noir (violet sombre plus exactement) et blanc, des pages de comics aux déchirures lobées comme des pièces de puzzle, et des miettes, des brisures d’images ; on reconnaît au milieu des figures de ce comics érotico-sentimental démembré trois motifs de l’univers diégétique de la trilogie, prélevés dans trois vignettes lues ailleurs : un morceau « cordiforme » de viande avariée mangée par les vers (ToXic, pl. 8-9), un cœur découpé au couteau (Calavera, pl. 25 et 39), la tête d’un porcelet mort (ToXic, pl. 28). L’organique (ou sa décomposition) ressurgit au sein de l’imagerie sentimentale. « Mais alors que je les regarde, raconte Doug, les cases se mettent à bouger… Elles s’animent sous mes yeux. Il n’y a rien à faire. Rien à quoi me raccrocher ».

Doug ne cesse de se débattre avec les images, images mentales, images-souvenirs et leur support matériel (photo)graphique. Ces images se manifestent à sa mémoire pour mieux se dérober, et il ne peut échapper à leur emprise. En cela, le mur de Doug est l’anti Mnémosyne de Warburg : impossible d’y saisir des liens. Plutôt que dans l’hommage à Burroughs – hommage indéniablement modalisé par le personnage qui le lui rend dans la fiction, Doug – c’est au niveau métadiégétique des comics dans le comics que nous pensons lire comme un programme ou une formule du montage au sein de la trilogie : l’agencement des fragments d’un double récit biographique, celui de Doug et de son père, afin d’en manifester les failles et les non-dits, les pans d’oublis et les répétitions symptômales qui le travaillent. Mais il nous faut d’abord revenir au plus près de la trame narrative de la trilogie et des deux niveaux diégétiques qu’elle articule, qu’elle monte : l’Amérique des années punks dans lequel vivent Doug et Sarah (niveau 1), l’univers cauchemardesque où évolue le double de Doug, « Johnny 23/Nitnit » (niveau 2), le second univers étant la projection fantasmagorique du premier.

 

Les deux niveaux diégétiques : Doug de l’autre côté du miroir

 

Le premier niveau narratif situe l’histoire dans l’Amérique de la fin des années 1970, au moment de la naissance en Angleterre du mouvement punk [17]. La trajectoire biographique des personnages, Doug et Sarah, paraît brouillée par une construction narrative labyrinthique qui rappelle par l’entrelacs de ses niveaux diégétiques le David Lynch de Mulholland Drive ou de Lost Highway, nous y reviendrons. Le lecteur ne la reconstitue que progressivement, au fil de la (re)lecture des albums, le dernier volet de la trilogie renouant avec une forme d’orientation chronologique totalement perturbée dans les deux premiers tomes. On peut distinguer dans la vie de Doug trois périodes, associées chacune à une femme (Sarah, Tina, Sally), et séparées par des ellipses temporelles d’amplitudes variables.

Lors d’une soirée concert-performance-exposition, Doug fait plus ample connaissance avec Sarah, une jeune fille de sa promotion aux Beaux Arts, jeune artiste aux penchants morbides et masochistes dont l’installation, parodie érotique et macabre de l’iconographie sacrée de la maternité, l’impressionne fortement : au centre d’une table couverte d’une nappe faisant autel, entre deux bouquets de fleurs blanches, une photo grand format en noir et blanc de Sarah encadrée dans un dais de bois triangulaire [18] la montre tenant contre son sein le fœtus d’un porcelet, fœtus conservé dans un bocal et exposé devant la photographie sur l’autel, relique ou ex-voto, parmi des cierges allumés (ToXic, pl. 21, fig. 6). Une histoire amoureuse se noue entre les deux jeunes gens, alors que le père de Doug, hospitalisé, vit ses derniers jours. Sarah tombe enceinte, Doug refuse l’idée d’être père ; Sarah a déjà avorté une fois, elle tient à garder l’enfant [19]. La relation se distend. Entretemps (il est difficile de préciser) Doug a assisté son père dans les derniers moments puis, à sa mort, a dispersé à sa demande ses cendres dans le fleuve depuis le haut d’un pont [20]. Cette première période du récit se clôt sur l’agression sauvage de Doug par Larry, l’ex-compagnon violent et pervers de Sarah [21]. Doug s’en tire avec des côtes cassées et un léger traumatisme crânien. On lui rase à moitié le crâne pour lui poser ce pansement en X qui lui barre la tempe dès la couverture de ToXic, mais dont le lecteur ne comprend que maintenant l’origine. A sa sortie de la clinique, durablement traumatisé, Doug retourne vivre chez ses parents, à la place même de son père mort, couché dans le canapé-lit sous la même couverture rose dont le père couvrait ses jambes, dans la même chambre en sous-sol éclairée d’un soupirail – dispositif visuel fondamental dans le récit. S’en suit une période de dépression et de lente convalescence aux contours mal définis : Doug vit seul, reclus, s’adonne aux drogues, et ne peut empêcher le retour d’images obsédantes de Sarah et de son père, nourri de la contemplation sans fin de polaroïds et d’albums-photos. Sa mère, dont il est parfois question [22], reste hors champ : elle est la grande muette de l’univers familial de Doug, l’« omni-absente » pourrait-on dire.

Physiquement rétabli, Doug trouve refuge auprès d’une nouvelle amie, Tina [23], qui se lasse finalement de l’écouter ressasser les mêmes histoires : sa liaison douloureuse avec Sarah, l’agonie de son père. Doug tait sa paternité à Tina – nous ne l’apprendrons nous-mêmes qu’à la fin de la trilogie.

Nouvelle période, nouvelle femme : l’ellipse temporelle est plus importante, six ans après la mort du père [24]. Doug a épaissi, il porte des favoris ; il ne se drogue plus et ne boit plus, mène une vie de couple rangée (sans sexe ?) auprès de Sally qui le materne, et semble avoir perdu de son énergie créatrice. Il n’en a pas pour autant soldé le passé. Sally le conforte dans sa décision de revoir Sarah. Il revêt maladroitement pour leurs retrouvailles le vieux t-shirt rouge de ses performances burroughsiennes – le Tintin punk avec épingle à nourrice. Doug apprend de Sarah qu’il a un fils, Danny (prénom d’un des héros de comics sentimentaux qu’ils lisaient tous deux). Elle lui rappelle que ses lettres sont restées sans réponse, qu’elle a longtemps cherché à le revoir après son agression, mais que le choc qu’elle a éprouvé après l’avoir vu à travers le soupirail, pathétique junky affalé sur le lit qu’occupait jadis son père, l’a convaincue de couper à jamais les liens [25]. Elle lui demande de ne plus revenir.

 

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[16] Voir par exemple Hergé, L’Affaire Tournesol, p. 23, C 10 et C12.
[17] On reconnaît au détour d’une vignette Johnny Rotten des Sex Pistols à sa chevelure blonde en brosse, sa gestuelle et son bracelet clouté (La Ruche, pl. 28).
[18] Dais que l’on retrouve dans le niveau 2 à la fin de la trilogie, encadrant cette fois-ci non pas le portrait d’un moine bouddhiste mais celui d’un enfant mort, emmailloté, devant lequel des calaveras (petits crânes en sucre, selon la tradition mexicaine lors de la Fête des Morts) ont été déposés en offrande (pl. 57).
[19] Calavera, pl. 40 : « … Je ne veux pas subir un autre avortement mais je ne vois pas d’autre alternative… – Moi non plus. Ce que je veux dire, c’est que je ne pourrai jamais être père, tu comprends ».
[20] Ce pont métallique est un lieu associé pour le père à ses années de jeunesse et à son amour pour Donna (La Ruche, pl. 40, C4 ; Calavera, pl. 49, C2 et C4).
[21] Calavera, pl. 43.
[22] ToXic, pl. 2, 16, 42 ; Calavera, pl. 49.
[23] Tina, personnage secondaire, fait office de transition entre l’exaltation inquiète de la jeunesse (Sarah) et une illusoire maturité (Sally). Elle apparaît pour la première fois dans La Ruche, pl. 12.
[24] Calavera, pl. 12, C9.
[25] Calavera, pl. 51-55.