The Grammar of Ornament d’Owen Jones
ou comment réformer les arts décoratifs
victoriens par l’emprunt, la copie, le montage

- Isabelle Gadoin
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Fig. 19. J. Bourgoin, Figures
de trait sur base hexagonale
, s. d.

C’est que, outre ces planches en couleurs sur lesquelles les historiens ont sans doute trop exclusivement insisté, la « Grammar » de Jones s’ouvre en fait sur une liste de 37 propositions rédigées, présentées comme « General principles in the arrangement of form and colour, in architecture and the decorative arts, which are advocated throughout this work ». Ces propositions sont exprimées comme le note Claire Barbillon sous « forme assertorique » ou même axiomatique, reposant sur des généralisations (« …all works of the Decorative Arts, should possess fitness, proportion, harmony », Proposition 3 ; « All ornament should be based upon a geometrical construction… », Proposition 8, etc.), ainsi que sur l’utilisation fréquente des modaux « should » et « must » [13], et peuvent se résumer en quelques grands principes constructifs : l’importance structurelle de la décoration dans l’architecture, ou la nécessité de construire cette décoration par une articulation raisonnée des lignes et des formes, reposant sur les divisions et subdivisions géométriques de celles-ci. Elles comprennent en outre toute une théorie de l’utilisation des couleurs, selon leurs effets sur le sujet percevant.

Ainsi ce serait bien un contresens que de concevoir cette « Grammaire » comme simple « glossaire » de formes, car les principes énoncés ne peuvent être saisis que dans un rapport dialectique aux illustrations. En réalité c’est bien la notion de « Grammaire des formes » qui nous permet de saisir le fonctionnement de l’œuvre dans l’entrelacs du texte et de l’image, le texte fournissant le principe d’articulation des formes et des couleurs — allant donc bien au-delà du simple montage visuel des illustrations. Car il est clair que la campagne militante d’Owen Jones visait à re-dynamiser les productions décoratives victoriennes, en donnant à tous les clés, à la fois théoriques et pratiques, qui leur permettraient d’aller puiser dans le vocabulaire des formes universelles, pour les réarticuler, les recomposer, en un mot, se les approprier et leur redonner vie. Il ne s’agissait donc nullement d’une simple logique de l’emprunt, contre laquelle au contraire Jones mettait en garde dès sa Préface, dénonçant « the unfortunate tendendy of our time to be content with copying, whilst the fashion lasts, the forms peculiar to any byegone age » [14]. Lire la Grammar of Ornament en ignorant sa grammaire, c’est-à-dire son principe intrinsèque de fonctionnement, c’est donc ignorer le but éducatif et didactique qu’Owen Jones donnait explicitement à son travail – non pas une simple « documentation » sur le passé et les cultures étrangères, mais bien l’enseignement de la langue des formes et des couleurs.

Owen Jones n’était peut-être pas inventeur de cette notion de grammaire visuelle, puisque dès 1850, le coloriste George Field (qu’il avait au demeurant consulté lors de ses recherches sur la chromolithographie) avait publié ses Rudiments of the Painter’s Art—or A Grammar of Colouring [15]. Mais, tout à leur volonté de réformer les pratiques, en donnant aux arts décoratifs et même aux arts dits « industriels » toute leur place aux côtés des plus anciens et plus estimés Beaux Arts, les Anglais ouvrirent la voie, devançant le reste des Européens. C’est le but ouvertement pédagogique de cette entreprise, consistant à élaborer ce qu’Estelle Thibault a nommé une « esthétique pratique » [16], qu’annonce également le terme de « Grammaire », devenu ici synonyme de « méthode d’apprentissage » ou « ensemble des règles d’un art » pour citer la définition alors produite par le Petit Robert [17].

Le succès de la Grammar de Jones fut quasiment immédiat. Une décennie à peine après sa publication, le français Charles Blanc (1813-1882), enseignant, critique et historien de l’art, deux fois directeur de l’académie des Beaux Arts, et premier titulaire de la chaire d’esthétique au Collège de France, s’intéressa suffisamment aux thèses de Jones pour souhaiter le rencontrer [18], et pour publier dans son sillage sa Grammaire historique des arts du dessin, qui parut tout d’abord dans la revue qu’il avait lui-même fondée en 1859, La Gazette des Beaux Arts. Tout comme Jones, parti en quête de modèles lointains, Charles Blanc privilégiait l’Inde et l’Egypte, dans son analyse des trois dimensions de l’architecture. Or cette Grammaire historique deviendra, à sa publication sous forme de livre en 1867, la simple Grammaire des arts du dessin, témoignant ainsi du passage d’une lecture historiciste à une approche plus clairement formaliste.

C’est ce formalisme intransigeant qui triomphera dans l’incroyable ouvrage de Jules Bourgoin (1838-1908) [19], lui aussi très fortement influencé par les arts qu’on disait alors « arabes ». Dans sa Grammaire élémentaire de l’ornement, pour servir à la théorie et la pratique des arts et de l’enseignement, publiée en 1880, Bourgoin affiche dès l’introduction ses buts pédagogiques et sa méthode pragmatique : « Dans un sens purement pratique, l’art est une manière de faire, un recueil de procédés et de préceptes liés entre eux méthodiquement » [20]. Et dans le souci de ne pas décourager ce qu’il identifie comme « le public sérieux », il conseille le courage, car « qui dit grammaire dit sécheresse et aridité » [21]. Or son enseignement de l’art se donne avant tout comme enseignement d’une langue, et l’introduction développe systématiquement cette analogie entre art et langage : « Ces éléments généraux, qui écrivent les formes comme les lettres écrivent les mots, rendent un compte précis de l’infinie variété des formes de la nature et de l’art. Se composant entre eux sous la gouverne de principes de régularité, de symétrie et de proportion, ils se prêtent en outre à des combinaisons diversifiées » [22]. Et plus loin : « Le dessin proprement dit est à l’art, considéré en général, ce que le langage est à la pensée : une forme obligée et une limite nécessaire. Le dessin est un art, c’est-à-dire une manière de faire ; c’est un instrument expressif qu’il faut apprendre à manier » [23]. Dans cette théorie, l’« alphabet » de base repose tout entier sur le trait et ses divers arrangements (fig. 19) ; la « grammaire », quant à elle, énonce les modes d’articulation, ou de « conjugaison » de ces lignes :

 

La grammaire est l’ensemble des règles et des procédés propres à chacun des styles d’ornement, qui détermine le thème des motifs et leurs formes particulières ; qui considère ces motifs dans leur forme et le détail de leur composition ; qui classe enfin ces motifs suivant qu’ils sont de formation régulière, ou qu’ils sont, au contraire, des altérations ou des modifications de la formation régulière. Il y a donc autant de grammaires particulières qu’il y a de styles d’ornement.
La syntaxe est cette partie de la Grammaire qui étudie la manière d’assembler les motifs pour en former des dispositions. Il y a autant de syntaxes qu’il y a de styles d’ornement [24].

 

En dépit des protestations de Bourgoin, cependant, il semblerait que nous soyons ici dans une géométrie de la forme bien plus que dans un langage, même visuel. Bourgoin était fort intéressé par les mathématiques, et sa géométrie, principalement fondée sur la ligne et ses distributions et redistributions, a quelque chose de proprement euclidien – en tous cas d’abstrait, dans un sens tout à fait moderne ; Mercedes Volait a pu ainsi affirmer que ce texte avait servi de source d’inspiration aux théories de Kandinsky dans Point, Ligne, Plan (1913) En fait, la grammaire élémentaire de Bourgoin a ceci de très différent que, contrairement à la Grammaire de Jones, elle n’accorde aucune attention à la couleur, se concentrant exclusivement sur les points, lignes, plans.

 

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[13] Cl. Barbillon, « La grammaire comme modèle de l’histoire de l’art », art. cit., p. 441.
[14] Préface, Grammar of Ornament, édition en ligne.
[15] Cité par E. Thibault dans La Géométrie des émotions : les esthétiques scientifiques de l'architecture en France, 1860-1950, Bruxelles, Editions Mardaga, 2010, p. 28.
[16] Ibid., p. 26.
[17] Cl. Barbillon, « La grammaire comme modèle de l’histoire de l’art », art. cit., p. 435.
[18] Ibid., p. 445.
[19] Je remercie Alain Messaoudi pour cette découverte de l’œuvre de Jules Bourgoin. Voir au sujet de celui-ci la notice biographique du site de l’INHA (Florence Ciccotto).
[20] J. Bourgoin, Grammaire élémentaire de l’ornement – pour servir à l’histoire, à la théorie et à la pratique des arts et à l’enseignement, Paris, Delagrave, 1880, p. 1 (consulté le 29 janvier 2016).
[21] Ibid., « Avant-propos ».
[22] Ibid., p. 6.
[23] Ibid., p. 7.
[24] Ibid., pp. 8-9.