The Grammar of Ornament d’Owen Jones
ou comment réformer les arts décoratifs
victoriens par l’emprunt, la copie, le montage
- Isabelle Gadoin
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Fig. 13. O. Jones, Moresque
n°2, 1856
Fig. 14. O. Jones, Indian
n°5, 1910
Fig. 15. O. Jones, Indian
n°5, 1856
Fig. 16. O. Jones, Persian
designs 1856
Le motif en tant que représentation figurée en vient également à primer sur toute considération technique : sont ainsi fondus en un même ensemble des types de support fort différents, et l’on peut reconnaître au fil des pages des reproductions de stucs ouvragés et d’écoinçons d’architecture (fig. 13), de bois gravés ou peut-être même de cuirs travaillés à la manière hispano-mauresque, de décors des arts du livre (fig. 14), de motifs textiles, ou encore de tapis recopiés pratiquement à l’identique (fig. 15) — tous ces mediums et par voie de conséquence ces techniques diverses étant ici juxtaposés en une mosaïque d’exemples visuels dont le spectateur est sans doute censé, au fil des pages, effectuer la synthèse. Se révèle ici la tentation globalisante que Claire Barbillon a identifiée dans les productions théoriques du dernier quart du XIXe siècle : « une vision décloisonnée de l’ensemble des productions artistiques, une approche pluridisciplinaire, universaliste, sans limitation chronologique » [9].
Cette opération d’extraction et de dé-contextualisation des motifs se note également dans la succession des planches au sein de leurs séries respectives, puisque les motifs semblent y avoir été classés selon des affinités strictement visuelles, et non plus chronologiques, géographiques ni même techniques. Ainsi la succession des planches témoigne-t-elle d’opérations de démontage et de remontage qui suivent des principes intellectuels assez arbitraires, privilégiant des rapprochements visuels susceptibles de retenir l’attention des lecteurs/spectateurs victoriens, au mépris de toute considération chronologique ou stylistique élucidant le sens de ces motifs dans leur contexte d’origine. On sent ici à l’œuvre l’opération de « classification » selon des données taxonomiques purement occidentales, qu’ont clairement fustigée Edward Said et les tenants des études post-coloniales.
Mais c’est surtout la mise en page qui témoigne de ce démontage-remontage autoritaire des motifs artistiques empruntés. A nouveau, l’ouvrage adopte une méthode strictement opposée à celle qu’avait utilisée Jones dans son étude de l’Alhambra. Au contraire de la présentation très aérée où quelques fragments épars d’un même panneau décoratif flottaient dans le blanc de la page, selon une disposition apparemment fortuite, Jones adopte dans sa Grammaire un montage beaucoup plus serré, qui tient de la mosaïque plus que de la simple juxtaposition. En suivant un schéma strictement géométrique qui quadrille toute la page, et en limitant l’espace entre ces petites unités visuelles à un simple liseré blanc toujours égal, Jones rapproche les motifs et couleurs, comme pour forcer le dialogue visuel entre eux. Les motifs se répondent ou s’interrogent les uns les autres, créant un effet de rythme qui est capital dans l’impression créée sur le spectateur – et qui reproduit sans doute lointainement les rythmes visuels de l’art islamique, lui aussi friand de mosaïques.
Cette démarche, qui fait l’économie de toute réflexion sur l’articulation entre l’ornement et le projet culturel qu’il servait originellement, pour privilégier une opération de réappropriation et de réorganisation aléatoire, tient en fait du collage, plus encore que du montage. Et l’on sait que techniquement, c’est bien par collage que Jones assembla les divers motifs qu’il avait tout d’abord reproduits au dessin aquarellé. Il en résulte un mode de représentation qui met littéralement tous les exemples à plat — les fait s’équivaloir, sans réflexion de nuance, de nature ou de qualité (fig. 16). Et l’on peut remarquer que contrairement à ce qui se passe dans certains des exemples de motifs architecturaux chez Flandin et Coste, Jones ne tente jamais de donner le sentiment du volume par la suggestion d’ombres portées : ses figures bidimensionnelles procèdent littéralement d’une mise à plat des formes et des couleurs.
A ces opérations d’extraction, de décontextualisation, de synthèse et de schématisation du motif, il faut ajouter enfin une dernière pratique évidente : celle du recyclage. Jones utilisa largement les collections britanniques, reproduisant assez fidèlement les ornements de certains objets présentés lors des Expositions universelles (de fait, les ornements indiens sont explicitement libellés « Indian Ornament from the Exhibitions of 1851 and 1855 ») ; et les conservateurs du V&A ont pu identifier les objets du musée qui avaient servi de source d’inspiration à certains motifs [10]. Mais surtout, Jones fit en sorte d’exploiter au maximum les quelques rares sources qui documentaient les arts antiques ou géographiquement les plus lointains, ré-agençant souvent les mêmes exemples dans une opération continuée de démontage et de remontage. Ainsi, il est évident que les planches de la Grammar consacrées à l’art moresque sont la reprise exacte (quoique imprimée à l’aide d’encres beaucoup plus saturées) des illustrations déjà fournies dans les Plans de l’Alhambra, elles-mêmes issues des croquis et aquarelles produits par Jones et Goury sur le motif (fig. 17). Et lorsque Jones ne peut s’appuyer sur sa propre expérience d’architecte au contact direct des monuments, il a recours à la citation visuelle – parfois même à la citation de citation (qui confirme elle aussi la perte fondatrice du référent initial…). Ainsi ses planches d’exemples de l’art assyrien proposent-elles la copie exacte des illustrations incluses dans les récits de voyage du héros victorien de l’archéologie en Mésopotamie, Henry Austen Layard, grand découvreur des cités antiques enfouies sous les sables, telles que Ninive (fig. 18). Layard lui-même s’était attaché à copier certains schémas décoratifs découverts sur des objets exhumés lors de ses fouilles, en leur faisant toutefois subir une opération de re-colorisation que les archéologues d’aujourd’hui pourraient juger un peu fougueuse [11]… Il devient clair, à travers ces multiples opérations de recyclage et de remontage, que les unités constitutives d’un schéma ornemental étaient traitées à la manière d’éléments signifiants toujours susceptibles d’être réarticulés pour exprimer un sens nouveau.
3. Montage-démontage-remontage : vers une syntaxe des formes et des couleurs ?
Ces développements sur la « mise à plat » puis la construction du motif coloré dans le livre illustré ne sauraient rendre compte de ce qu’est l’ensemble du volume, étrangement nommé « Grammar » – terme qui, dans ses connotations fortement langagières, paraît assez antithétique de ces raisonnements purement visuels. Car ces montages de motifs décoratifs suggèrent bien plutôt une encyclopédie visuelle, une anthologie des formes et couleurs (elle-même fondée sur une typologie), en un mot un « compendium » dans la droite lignée des « pattern books » qu’affectionnaient les Victoriens en matière de création textile ou même de papiers peints. Et même s’il était pionnier dans ses investigations du procédé lithographique, Owen Jones n’était nullement inventeur ni découvreur dans ce domaine des « pattern books ». Stephanie Moser, dans son ouvrage sur l’influence de l’art égyptien chez Jones, cite de nombreux exemples de ces publications, des deux côtés de la Manche, tout au long de la première moitié du XIXe siècle [12].
Rien de strictement révolutionnaire, donc, à cette idée d’une encyclopédie de motifs visuels, si ce n’est le choix de ce nom de « grammaire » des formes, qui ne peut qu’interroger les « littéraires » que nous sommes. Car si l’on veut travailler au sein de la métaphore linguistique, c’est bien plutôt un répertoire qui semble proposé ici, un simple glossaire, voire un vocabulaire de l’art oriental, qui livre les éléments signifiants sans jamais les hiérarchiser. Pourquoi donc dans ces conditions nommer son ouvrage « Grammar » ?
[9] Cl. Barbillon, « La grammaire comme modèle de l’histoire de l’art », dans Histoire de l’histoire de l’art en France au XIXe siècle, op. cit., p. 438.
[10] S. Ashmore, Owen Jones and the V&A Collections, V&A Online Journal, n° 1, 2008. (consulté le 29 janvier 2016).
[11] Voir I. Gadoin, « De la ruine à l’objet décoratif : représentations et reconstructions victoriennes de la culture mésopotamienne », dans Vestiges du Proche-Orient et de la Méditerranée, volume dirigé par Catherine Delmas et Daniel Lançon, Paris, Geuthner, 2015, pp. 79-98.
[12] St. Moser, Designing Antiquity: Owen Jones, Ancient Egypt and the Crystal Palace, op. cit., pp. 212-215.