L’envers de l’imaginaire : démontage
et remontage du merveilleux dans
Acajou et Zirphile de Charles Duclos

- Cyril Francès
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Fig. 4. Fr. Boucher et Q.-P. Chedel,
Acajou auprès de la palissade, 1741

Cette altération de l’ordre iconographique afin de neutraliser les charmes de l’imaginaire est même thématisée par le texte, à travers le sain aveuglement de la fée Ninette, dont les lunettes lui servent à brouiller sa perception des choses :

 

[…] Toujours pensante, et toujours en action, sa pénétration l’emportait souvent au-delà des objets, et l’empêchait de les discerner plus exactement que ceux qui n’y pouvaient atteindre. (…) Pour remédier à cet excès de vivacité que les sots s’efforcent d’imiter, et qu’ils appellent étourderie, pour se consoler de n’y pas réussir, le conseil des fées avait fait présent à Ninette d’une paire de lunettes et d’une béquille enchantées. La vertu des lunettes était, en affaiblissant la vue, de tempérer la vivacité de l’esprit par la relation de l’âme et du corps (p. 58).

 

Aller « au-delà des objets » est précisément ce que Duclos reproche au conte merveilleux et à la civilisation mondaine dont il est le produit et le miroir : sous le nom de « folie » ou de « bel-esprit », c’est aussi le travers de l’ensemble des personnages du conte, tout comme celui dont est accusé le public dans l’épître. Ainsi, ce que le texte tente de désamorcer dans l’énonciation, il en met en scène, dans l´énoncé, les effets pernicieux au sein du monde social. Voici par exemple la description du moment où Acajou, empoisonné par un fruit magique, perd la raison : « Son imagination s’enflammant de plus en plus, tous les objets s’y peignaient avec feu, passaient avec rapidité, et s’effaçaient les uns les autres ; de façon que n’ayant pas le temps de les comparer, il était absolument hors d’état de les juger : en un mot, il devint fol» (p. 93). Or ce dérèglement de l’imagination qui empêche le jugement de soumettre à ses opérations les images mentales de la conscience est précisément ce qui va faire d’Acajou l’idole de la cour, parfait petit-maître amant de toutes les femmes, bel-esprit à la mode écrivant des contes et des comédies dont l’abrégé tient en un recueil intitulé « le parfait persifleur » (p. 97).

Le dispositif iconotextuel d’Acajou et Zirphile tente précisément d’enrayer ce mécanisme de l’imagination en ramenant le regard en-deçà des objets, là où se révèle l’arbitraire des représentations. Mais, et nous touchons ici à la contradiction qui articule l’ensemble du dispositif, cette entreprise se mène par l’utilisation de ce qu’elle dénonce, soit le persiflage et le délire verbal qui le soutient. En persiflant l’image par la mise en évidence du défaut de ses signes, en retournant ce persiflage à la fois contre le genre du conte merveilleux et contre la civilisation galante dont il est le reflet souriant, le texte confond sa cible et sa structure, brouillant alors son horizon de signification. S’il épuise la force iconique de son référent, il exhibe parallèlement sa propre frivolité, partageant les travers qu’il satirise dans la société mondaine : sa portée morale semble alors se dissoudre dans le mécanisme persifleur dont il critique les valeurs mais endosse la mise en œuvre. Comme l’indiquait le cul-de-lampe initial, le contenu du conte s’évapore en « nugae » sous l’effet du jeu de l’image et du texte : une fois les yeux du lecteur ouverts, plus rien ne reste à regarder que des mots sans substance.

 

Au-delà pourtant du déploiement ostentatoire du dispositif démystifiant, quelque chose demeure à lire et à voir dans Acajou et Zirphile, qui se tient dans les replis de ce dispositif, espaces ténus où les signes circulent du texte à l’image selon une autre modalité que la plénitude trompeuse offerte par les puissances de l’imaginaire ou l’exténuation visée par le travail de la raison critique. Au-delà de la parodie du merveilleux et de la satire raisonnée des mœurs du temps, Acajou et Zirphile est aussi une fable sur la naissance du désir et sur la préservation de sa pureté. A travers l’histoire des deux amants et du malheur de leur tête perdue, métaphoriquement pour Acajou, littéralement pour Zirphile, le conte s’interroge sur la juste « relation de l’âme et du corps » (p. 58). Ce double questionnement induit une nouvelle relation du texte et de l’image, où le premier redonne à la seconde une puissance de figuration qu’il lui conteste par ailleurs. Alors, à revers du discours persifleur par lequel texte et image annihilent leur pouvoir respectif, s’ouvre un espace représentationnel qui ne se fonde plus seulement sur la coupure entre le visible et le lisible mais manifeste l’invisible qui les articule secrètement.

Prenons l’exemple d’un détail venu de l’une des estampes, une palissade peinte par Boucher pour clore la perspective de l’image, pur ornement que ne motive aucune indication narrative dans Faunillane (fig. 4). Lorsque Duclos réutilise l’estampe, il en fait l’illustration de la rêverie sans objet de son héros, jeune homme troublé par le vide qu’il sent en lui et qu’il fuit dans de longues promenades aux confins du royaume où il est retenu par Harpagine. En surface, texte et image ne s’unissent que pour mieux se défaire : « Il se retirait dans les lieux les plus écartés du parc ; c’était là qu’en cherchant à débrouiller ses idées, il faisait quelquefois une assez sotte figure comme il est aisé de le voir dans l’estampe » (p. 63). Pourtant, au-delà de l’ironie sur la figure peinte, Duclos prélève la palissade de l’illustration pour en faire l’enjeu dramatique de la séquence suivante et le ressort d’une paradoxale scène de première rencontre :

 

Un jour que le prince était plongé dans ses réflexions auprès de cette palissade, il laissa échapper un soupir : la jeune princesse qui était de l’autre côté dans le même état, l’entendit (…). Zirphile qui n’avait jamais rien compris à ce qu’on lui avait dit, entendit ce soupir avec une pénétration admirable ; elle répondit aussitôt avec un pareil soupir (p. 67).

 

Le récit, ouvrant l’image en lui octroyant une dimension cachée, fait d’un détail un écran à fantasme que l’œil s’efforce de pénétrer, seuil autour duquel se formule le désir naissant et obstacle face auquel l’esprit se forme. L’artifice pictural de l’image initiale, pure surface qui arrêtait le regard, se fait signe fondateur, articulant souterrainement la représentation en l’investissant d’une profondeur inédite.

 

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