L’envers de l’imaginaire : démontage
et remontage du merveilleux dans
Acajou et Zirphile de Charles Duclos

- Cyril Francès
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Fig. 1. Fr. Boucher et Q.-P. Chedel,
Allégorie de l’écriture, 1741

Fig. 2. Cl. Duflos, Sic deludimus ineptos, 1744

La première illustration (fig. 1) d’Acajou et Zirphile occupe – fait unique – la même place que dans Faunillane, celle de seuil. Frontispice indépendant de tout référent textuel, elle fait sens par elle-même, en tant que mise en scène de l’acte créateur placé sous le signe de la phantasia. Comme l’a remarqué Christophe Martin, Boucher propose ici une allégorie de l’écriture du conte moderne, avec ses éléments à la fois fabuleux (les insectes, le tourbillon de fumée, les putti…) et parodiques (les singes, les rats de la satire…), ainsi qu’une figuration du travail de la raison ensommeillée où voisinent la force créatrice de l’imagination et une douce déraison (la marotte que tient l’un des putti est le symbole de la folie) [6]. L’image désigne l’origine du récit qu’elle introduit et en oriente la réception, sollicitant du lecteur un émerveillement amusé, cette « double capacité au semblant et à l’(auto) ironie » [7] emblématique de la poétique du conte des années 1730-1740. Ou plutôt elle désignait, car ce qui était emblème dans Faunillane devient leurre dans Acajou et Zirphile : nous avons vu que l’« Epître au public » qui suit le frontispice contredit violemment l’allégorie initiale en plaçant la « sottise » à l’origine du processus d’écriture. Le sommeil de la raison se dégrade en un abêtissement dont la nature est précisée quelques lignes plus loin :

 

J’étais tout occupé de ces réflexions et de mon projet, lorsque le hasard a fait tomber entre mes mains un recueil d’estampes, qui, sans doute, ont dû être faites pour quelque histoire fort ancienne, du moins je n’en connais point de moderne à laquelle elles pussent convenir : (…) j’ai tâché d’imaginer sur les estampes quel en pouvait être le sujet, et d’en deviner l’histoire, qui sera peut-être aussi vraie que d’autres. Cependant, comme je pourrais bien n’avoir pas deviné juste, je ne donnerai ceci que pour un conte (p. 48).

 

La citation déploie d’abord une fable, celle de la croyance en une transparence de l’image dont le contenu narratif pourrait être retrouvé intact par une opération magique de la pensée. Cette fiction de l’univocité iconique est immédiatement contredite par une note de l’auteur qui renvoie au référent véritable des images et décrit les conditions réelles de l’écriture : « Les estampes ont été faites originairement pour un conte qui a été imprimé, et dont il n’a jamais été tiré que deux exemplaires. On a essayé de faire un autre conte sur les estampes seules ; c’est celui qu’on va lire » (p. 48). Toutefois, dans l’écart entre la feinte et son aveu, Duclos reconfigure une série d’éléments topiques de la poétique du conte. D’abord l’antagonisme entre Anciens et Modernes, qu’il annule par antiphrase ; ensuite l’éloge de l’imagination, rabattue sur la simple déduction ; enfin l’opposition entre vérité et fiction, également réduite à néant puisque seule l’image, fictive elle aussi, en est portée garante. La fiction du récit recomposé à partir de ses images conduit à une remise en question ironique des fondements du conte merveilleux, dissouts par un discours à double-entente qui articule le dévoilement d’une pseudo-mystification au brouillage des catégories poétiques donnant au genre sa légitimité. Voilà le récit, dès avant son commencement, piégé par l’image, et l’image, à peine apparue, désenchantée par le discours.

Pourtant, ce dispositif inaugural ne s’établit pas seulement dans le face à face subversif de l’image et du texte : il faut encore une autre image, une miniature ironique placée à la suite de l’épître, pour lui conférer sa dynamique et sa réflexivité propre (fig. 2). Ce cul-de-lampe montre un singe aux allures diaboliques, sur scène, présentant à des spectateurs fascinés un panneau sur lequel est inscrit « nugae » (sottises). En surplomb, dans le cadre de l’image, se loge une autre inscription latine : « Sic deludimus ineptos » (« C’est ainsi que nous nous jouons des sots »). Si cette « burlesque allégorie de l’auteur redouble le geste préfaciel provocateur » [8], elle pointe aussi plus nettement la spécificité de l’espace représentationnel qu’édifie le rapport texte/image dans Acajou et Zirphile. Voilà d’une part une image qui appelle à se méfier des forces de l’imaginaire et qui, par la mise en abyme du texte dans l’image et de l’image dans le texte, conduit à l’objectivation de ces forces, permettant au regard de s’en dessaisir, de les voir et de les lire pour ce qu’elles sont – un aveuglement servile devant le rien d’un mirage. Le mouvement de l’œil guide celui de l’esprit vers l’assomption de l’illusion. De ce point de vue, la superposition du dispositif du cul-de-lampe sur celui du conte paraît transparente : les estampes de Boucher, comme l’image du singe, sont prises entre un texte encadrant (l’épître) qui les enveloppe et les décrypte, et un texte encadré (le conte) qu’elles soumettent au regard tout en l’affichant comme vain. Ainsi le texte fait-il sens avec et contre l’image, en annulant non son contenu iconique mais le pouvoir de ce qu’elle donne à lire et à imaginer, selon un mécanisme qui l’affecte en retour puisqu’il lui retire son propre pouvoir d’enchantement : ces nugae que le lecteur incrédule peut observer pour ce qu’elles sont, mais sur lesquelles les spectateurs dépeints dans l’image projettent quelque chose qui les fascinent – le merveilleux – et que le lecteur, de son côté, se voit retiré.

 

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[6] Christophe Martin note ainsi : « Ce qu’engendre le sommeil de la raison semble, en l’occurrence, n’avoir rien d’inquiétant. L’extravagance que figure le nuage sortant de l’encrier ne renvoie d’ailleurs pas seulement à l’incohérence de la féérie et a son affranchissement de toute logique, mais la manière dont le sujet créateur s’abolit dans l’abandon à l’imaginaire » (« L’Illustration du conte de fées (1697-1789) » dans Cahiers de l’association international des études françaises, n°57, 2005, p. 128).
[7] J.-Fr. Perrin, « Le Règne de l’équivoque », dans Fééries, n°5, 2008, p. 135.
[8] A. Defrance, notice d’Acajou et Zirphile dans Génies et fées, vol. 16, Paris, Champion, « Sources classiques », 2008, p. 1133.