L’envers de l’imaginaire : démontage
et remontage du merveilleux dans
Acajou et Zirphile de Charles Duclos

- Cyril Francès
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Fig. 3. Fr. Boucher et Q.-P. Chedel,
Amine et Zobéide et le vase magique, 1741

Le réagencement iconotextuel, tel que présenté par l’épître puis mis en œuvre au fil du récit, permet la réaffirmation par l’écrivain de sa maîtrise de la machinerie du langage : dans cette fiction au second degré, imitation d’imitation, s’affirme paradoxalement la préséance du langage sur l’image, mais aussi du travail de la raison sur les puissances de l’imagination. En effet, ce qu’il est demandé au lecteur est en premier lieu un exercice de jugement : à lui d’évaluer la pertinence ou l’ingéniosité du remontage, de la relecture proposée par la narration. La nature indicielle de l’image prime alors sur sa force iconique, tout comme le savoir-faire narratif importe davantage que la densité symbolique du récit. Ce mouvement réflexif du regard, cet acte de déchiffrement puis d’évaluation, est toutefois capricieusement relayé par un texte qui se plaît souvent à l’opacifier ironiquement. Prenons pour exemple l’estampe six et la péripétie qu’elle illustre (fig. 3). Ninette a découvert que toute la puissance d’Harpagine et Podagrambo dépend d’un vase magique, gardé par un chat, dont seul peut s’emparer « une femme d’un honneur irréprochable » (p. 81). Afin de libérer Zirphile des griffes de ces mauvais génies, la fée envoie les deux plus vertueuses femmes de sa cour, Amine et Zobéide, récupérer le vase magique. Mais, lorsque Zobéide s’approche, le couple maléfique surgit hors du vase et capture les deux audacieuses : Zobéide était moins vertueuse qu’il ne semblait. L’aventure importe cependant moins que le discours accompagnant la réunion de la scène vue et de la scène lue :

 

Elles parvinrent enfin à une chambre où elles aperçurent sur une table de marbre un vase dont la forme n’était pas recommandable, il ressemblait même assez à un pot de chambre. Je suis fâché de ne pas avoir un terme ou une image plus noble. (…) Amine et Zobéide trouvèrent aussi le chat dont on leur avait parlé ; elles voulurent le caresser, mais il égratigna Zobéide, au lieu qu’il se laissa flatter par Amine ; il fit patte de velours, haussa le dos, et enfla sa queue de la façon la plus galante. (…) Amine, charmée d’un si heureux début, prit le vase, et l’enlevait déjà, lorsque Zobéide voulut y porter la main. Il en sortit tout à coup une épaisse fumée qui remplit la chambre. Un bruit affreux se fit entendre. La frayeur saisit Amine ; elle laissa retomber le vase sur la table où elle venait de le prendre et le génie parut à l’instant avec Harpagine (pp. 83-85).

 

Le plus frappant est évidemment la sécession du texte avec l’image, par le biais du vase magique transformé en « pot de chambre ». Dans ce renversement burlesque, le texte neutralise le merveilleux et focalise l’attention du lecteur sur la discordance interne à l’agencement iconotextuel : ni le terme ni l’« image », linguistique autant qu’iconique, ne conviennent au registre féérique. Le pouvoir de figuration de l’estampe s’effondre dans ce persiflage textuel qui pointe une défaillance grossière de la mimesis au sein de l’illustration. Toutefois, au-delà de l’agression grotesque, le brouillage du visible au sein du processus de remontage joue aussi d’effets de discordances plus subtils. Ainsi des personnages féminins qui, dans Faunillane, sont les mêmes que dans les autres estampes, et qui sont ici censés être différents. L’Amine du premier plan, décrite par le texte comme « plus jolie que belle » est en fait le même personnage représenté que la Zirphile des autres gravures, désignée elle comme un « miracle de beauté » : là encore, l’agencement textuel défait la mimesis mise en œuvre par les illustrations. Par ailleurs, Duclos s’amuse à prélever des détails purement ornementaux pour en faire des éléments du récit, éléments qui eux-mêmes participent à la décomposition de l’image. Le chat n’existe pas dans Faunillane, et Duclos métamorphose ce détail ajouté par Boucher en un Cerbère parodique que la description textuelle dépeint à contresens et à contretemps de l’image : le dos haussé et la queue enflée, indices, dans la gravure, de la frayeur au moment de l’ouverture du vase, deviennent, dans le récit, les signes ambigus d’une parade « galante » précédant cette ouverture.

Les autres estampes subissent pour la plupart la même relecture critique, réordonnant la hiérarchie de leurs signes, jouant de leur incapacité à saisir par elles-mêmes leur référent, désynchronisant les actions dont elles avaient pour charge de dramatiser le déroulement en le condensant. Chaque élément visuel est ainsi coupé de l’objet qu’il représente, de la narration qu’il est censé illustrer et des autres illustrations avec lesquelles il devrait faire système. C’est donc l’ensemble du processus de représentation que l’énonciation déconstruit, créant une rupture à chacun de ses niveaux de signification et focalisant l’attention du lecteur sur ses dysfonctionnements. Œuvrant à rebours de l’investissement fantasmatique que promouvait la composition originelle de Faunillane, le remontage d’Acajou et Zirphile sollicite une rationalité critique qui, par le jeu du texte et de l’image, prend appui sur la vanité de la fiction merveilleuse pour éduquer l’œil du lecteur aux pièges qui lui sont tendus.

 

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