Le poème cinématographique
comme catastrophe

- Olivier Salazar-Ferrer
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Figs. 1 à 5. R. Clair, Entr’acte, 1924.

Dans son introduction au numéro d’Intégral de 1927 consacré à la poésie française, Benjamin Fondane déclare que les protections de la raison ne pourront pas lui enlever « le sentiment de danger panique que nous apportons aux hommes [1] ». Les termes « catastrophique » et « panique » se côtoient souvent dans le langage de l’avant-garde et je voudrais explorer les liens qui associent le désastre et le lyrisme dans des actes d’expression poétiques souvent placés aux marges extrêmes de la poésie officielle. Dans les années vingt, le concept « panique » se retrouve porteur des forces mythologiques du dieu Pan, dans les premières œuvres de Jean Giono qui lui aussi met en scène des catastrophes libératrices liées plus directement au dieu grec des forces vitales d’une nature incontrôlée et à l’expression de l’immanence qu’il faudrait rapporter peut-être plus justement à des valeurs dionysiaques [2]. Mais ce sont ses usages dadaïste et surréaliste jusqu’au mouvement panique des années soixante lancé par Arrabal, Jodorowsky et Topor qui en constituent les lignes de force les plus fécondes.

Mais mon questionnement du catastrophique se rattache plutôt à la genèse créatrice de toute œuvre d’art. L’idée de rattacher le ποιεῖν à la catastrophe n’est pas topique, mais transcendantale, au sens où l’effondrement n’acquiert son lyrisme que par la puissance créatrice d’une destruction des obstacles linguistiques, culturels et sociaux [3]. Plutôt que de rattacher ma réflexion à la théorie de Walter Benjamin sur le catastrophique qui se rapporte plutôt à la puissance créatrice de l’utopie révolutionnaire, je voudrais la rattacher aux efforts de Gilles Deleuze (à la suite de Henri Maldiney) pour explorer les conditions de l’acte de peindre, lorsqu’il analyse le catastrophique chez Turner et Cézanne en rapport avec le sublime défini dans la Critique de la faculté de juger de Kant, et de même, la naissance du filmique fut l’occasion d’une réflexion sur le catastrophique dans l’expérience cinématographique [4].

En effet, chez Benjamin Fondane, les catégories catastrophiques du cinéma muet d’avant-garde, dont le paradigme est apporté par Entr’acte (1924) de René Clair (figs. 1 à 5), constituent un équivalent visuel de la libération poétique dans le langage. Hans Richter, dans ses Entretiens avec Philippe Sers, a insisté sur le fait que dans le cinéma issu du dadaïsme, les catégories d’absurde, de surprise, de discontinuité sont intégrées à un travail de désincarcération logique et linguistique des représentations. « Nous déchirons vent furieux le linge des nuages et des prières, et préparons le grand spectacle du désastre, l’incendie, la décomposition » écrivait Tristan Tzara dans le Manifeste Dada 1918 (Dada, n° 3, 1918). De même, chez Fondane, les métaphores du naufrage reprennent l’idée d’un effondrement de la stabilité épistémologique et axiologique du monde socioculturel, comparable à la crise galiléenne du XVIe siècle lorsque le cosmos fini et anthropocentrique avait fait place à un univers infini délocalisé et indifférencié. A l’inverse, le réenchantement du monde, et les nouvelles formes de lyrisme cinématographique vont s’appuyer sur le nomadisme, la transgression des limites, la traversée des frontières, la déterritorialisation de l’expérience [5], mais aussi sur la suspension du langage dans le film muet. L’exploration du lyrisme catastrophique n’a strictement rien à voir avec le film catastrophique américain dont les matrices narratives sont constituées d’une destruction des Etats-Unis comme puissance mondiale avec ses symboles nationaux : New-York, Washington, et la présidence de l’Etat fédéral et ses valeurs fondatrices (la famille américaine, la puissance militaire) pour conduire en général le spectateur à une restauration idéologique intégrale au moyen de l’exaltation de ces mêmes valeurs morales. Ces catastrophes narratives, dont le déroulement vise surtout des effets physiques, constituent plutôt l’antithèse de la catastrophe lyrique. J’explorerai donc plutôt des films abordant le paradigme catastrophiste à partir d’une déconstruction plus essentielle des structures d’espace-temps, de la temporalité ou du langage ou des films qui abordent indirectement cette destruction, selon une incidence postmoderne.

On sait que la projection d’Entr’acte en 1924 avait été intégrée à « Relâche », un spectacle « instantanéiste » de Francis Picabia, avec les ballets suédois de Rolf de Maré, sur une musique d’Eric Satie, d’après une esquisse de Picabia, avec comme acteurs l’apparition de Man Ray et de Marcel Duchamp jouant aux échecs [6]. Enthousiaste, Fondane avait exprimé un point de vue proche de celui des surréalistes, par exemple Benjamin Péret qui avait salué le film dans L’Humanité [7]. René Clair lui-même avait indiqué que « … dans Entr’acte, l’image “détournée de son devoir de signifier”, naît à une existence concrète » en présentant son film [8]. Parfaitement conscient de la révolution introduite dans la visualité filmique, René Clair s’exclamait : « Au nom de quoi jugerez-vous […] le réjouissant chaos d’images [je souligne] qui menace le monde d’une mesure nouvelle ? » [9] en affirmant par ailleurs que : « Ce qui est cinéma, c’est ce qui ne peut être raconté » [10].

C’est à partir de cette crise de la transposition linguistique que Fondane formule sa conception du « catastrophique » : « supprimer toute parole, et toute logique qui étaye la parole et toute conception de l’humain qu’étaye la logique » [11]. Dans son compte-rendu d’Entr’acte, en mars 1925 dans Intégral, il salue ainsi la vision d’un monde « bousculé, brouillé, emmêlé à force de vitesse ». Le caractère exploratoire du montage de René Clair, avec ses variations de tempo, ses accélérations et ralentissements, ses surimpressions et les jeux de disparitions et apparitions des personnages, révèle les possibilités transgressives du nouveau cinéma qui devient une véritable exploration phénoménologique. Lorsqu’au terme de la folle poursuite d’un cercueil par un cortège funèbre au ralenti, puis saisi d’une vitesse infernale, un magicien sort du cercueil pour faire disparaître de sa baguette magique tous les figurants, puis lui-même, c’est la puissance du cinéma elle-même, sa puissance de transformation ontologique et ses illusions, qui est figurée par une autoréférence ironique. Pour Fondane, la vitesse, la collision des formes, la transsubstantiation des objets, l’illogisme des enchaînements, la destruction partielle de la narrativité de l’intrigue, restituent « l’existence concrète de l’image ». Les transitions d’images par métaphore ou métonymie brisent les liaisons rationnelles des images en les intégrant à un rythme propre et les valeurs symboliques des éléments sont volontiers détournées de leurs codifications sémiotiques, comme dans les premiers « cinépoèmes » de Man Ray, par exemple L’Etoile de mer (1928). C’est une révolution phénoménologique car René Clair distancie brutalement l’objectif de la perception naturelle du sujet ; la rupture de l’horizontalité perceptive des plans bouleverse le référentiel du corps propre.

 

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[1] B. Fondane, « Le grand ballet de la poésie française », dans Petre Raileanu et Michel Carassou (éd), Fundoianu/Fondane et l'avant-garde. Paris/Bucarest : coédition Fondation culturelle roumaine et Paris-Méditerranée, 1999.
[2] Voir O. Salazar-Ferrer, « Le cycle de Pan chez Jean Giono » dans Peter Schnyder (dir.), Métamorphoses du mythe. Réécritures anciennes et modernes des mythes antiques, Paris, L’Harmattan, « Université / Domaine littéraire », 2008.
[3] Voir O. Salazar-Ferrer, « L’espérance catastrophique chez Benjamin Fondane », La Sœur de l’ange, n° 13, juillet 2013.
[4] G. Deleuze : Cours enregistrés accessibles sur le site de l’Université de Paris VIII, 14- 31/03/81 – 3.
[5] O. Salazar-Ferrer, Benjamin Fondane et la révolte existentielle, Paris, De Corlevour, 2007.
[6] R. Clair, Cinéma d’hier, cinéma d’aujourd’hui, Paris, Gallimard Nrf, « Idées », 1970, p. 27.
[7] Voir R. Walter, « Benjamin Péret critique de cinéma », « Marges non-frontières », Mélusine, n° 3, 1982.
[8] La Danse, novembre-décembre 1924.
[9] Ibid.
[10] G. Charensol, R. Régent, Un maître du cinéma, René Clair, Paris, La Table ronde, 1952, p.76.
[11] B. Fondane, Ecrits pour le cinéma, Lagrasse, Verdier Poche, 2007 [désormais abrégé EC], p. 75.