Le poème cinématographique
comme catastrophe

- Olivier Salazar-Ferrer
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Figs. 6 et 7. M. Deren, Ritual in Transfigurated Time, 1946.

L’image-temps d’Entr’acte inaugure un monde fluide. Nous pourrions l’analyser dans le cadre théorique bergsonien (celui de la durée), mais Fondane formulera ses principes théoriques dans l’ontologie négative de La Conscience malheureuse (1936, réédition 2013), qui considère l’anarchisme mystique de son maitre Chestov comme la véritable philosophie du dadaïsme. Simultanément, un inédit récemment retrouvé de 1925, intitulé « De l’idiotie pure au suicide » [12], montre que les transcodages qui circulent entre cinéma, poésie et philosophie commencent très tôt dans son œuvre. Les grands poèmes fondaniens vont tous s’inscrire dans des espaces catastrophiques : perte de l’origine, voyage sans fin dans Ulysse (1933), naufrage et solitude du témoin dans l’enfer des grandes villes dans Titanic (1937), effondrement de civilisation dans L’Exode super Flumina Babylonis (1967). Dans Titanic, Fondane bouleverse le référentiel « Terre » en décrivant le naufrage inaugural du navire de notre civilisation : « C’est un rêve effrayant et je m’y trouve encore. /  – Une chose mouvante et qu’on appelle Terre / coule à pic, lentement, hors du regard de l’être... » [13]. « Hors du regard de l’être » : comprenons hors de ses référentiels ontologiques. L’acte poétique dissout les référentiels construits artificiellement pour placer le sujet dans un champ angoissant de forces et d’énergies ; les identités stables des êtres et des choses, les géographies familières se défont et s’abîment au profit de forces intensives, d’affects, de questions sans réponses :

 

Le tremblement de terre est en route. Quel est
Le mot de passe cri ou chanson ou sésame ?
L’arbre de l’existence
Sera-t-il le premier des arbres foudroyés ? [14]

 

Or, le muet (malgré la présence de certains sous-titres et de la musique) apporte l’avantage de permettre un art spécifiquement filmique : « la raison de sa chance, c’est d’avoir trouvé par hasard, je le veux bien et par impuissance, je l’accorde, ce qui le différenciait, l’isolait de tous les autres arts, ce qui le rendait unique : à savoir le fait qu’il était muet, qu’il nous dispensait l’étoffe du monde moral, visuel et cosmogonique, sous les espèces du silence » [15]. C’est donc dans la brèche du rationalisme que le cinéma va s’engouffrer. Ces perspectives restent fidèles à la subversion du langage inhérente au dadaïsme, et en particulier à sa critique du « langage social » comme véhicule inconscient des représentations et des perceptions. En 1927, Fondane avait déjà martelé le même leitmotiv : « L’homme a besoin de désapprendre le langage, ce dépotoir du vital » [16].

Cette conception rejoint le concept de « films purs », en accord avec une expression consacrée, notamment chez René Clair [17], qui fait également écho au débat sur la poésie pure déclenché par les ouvrages de l’Abbé Brémond [18]. La notion de « cinéma pur » avait déjà été utilisée par Henri Chomette avec ses Cinq minutes de cinéma pur (1925), par Germaine Dulac [19] et Paul Ramain [20]. Les films « purs » désignent alors certains films expérimentaux muets de l’avant-garde qui restent délibérément étrangers à des finalités extérieures à l’art dit « cinégraphique ». Ils font souvent l’économie des intrigues narratives, mais ambitionnent aussi de se tenir à l’écart des visées commerciales. La notion recouvre en réalité une grande diversité d’expériences cinématographiques.

Dans une conférence intitulée : « Présentation de films purs » (1929), Fondane souligne que les films purs possèdent une fonction réactive vis-à-vis des valeurs instituées, mais aussi une fonction libératrice ; ils s’adressent « à votre humanité la plus dépouillée, à votre subconscient en liberté, à votre mémoire délivrée » dit Fondane à son public argentin [21]. Et il ajoute : « dans la grande crise qui le menace actuellement [le cinéma] attendons-nous une rupture, une catastrophe, un grand schisme qui mettra toutes choses au point » [22]. Abstraction, inhumanité, nudité, difformité, absurde : le film pur s’inscrit dans un espace de différence, et restitue un mode de pensée « à l’état brut, formel », une pensée « hors des catégories ». C’est exactement ce que vise le catastrophique.

Récemment, dans son ouvrage Certitudes négatives, Jean-Luc Marion a proposé une approche de l’événementiel, à partir de l’analyse du poème « A une passante » des Fleurs du mal de Baudelaire, en l’opposant au phénoménal qui rejoindrait ce genre de suspension de la rationalité dans l’appréhension poétique d’un événement, le passage d’une femme aimée. Les catégories kantiennes, si nous les prenons comme des références a priori de notre perception de l’événement, explosent sous la puissance de la singularité. Pour Fondane, la pensée existentielle correspond aux propriétés du film pur : « Cette logique, et ce principe de contradiction, sont absolument négligés par la pensée de l’existence ; un état vital, organique, procède par changements, avance, développements, maturation, et quelles que soient ses apparentes contradictions pour un œil situé en dehors de lui, il n’est présent à lui-même qu’en tant que sentiment d’être ce qui est, et cela à travers toutes les phases de sa démarche » [23].

Il ne s’agit cependant pas de quitter l’existentiel pour se limiter à des expériences formelles. Dans un inédit récemment retrouvé : « Le poème cinématographique » (1929), Fondane se distancie des premiers films purement abstraits de l’avant-garde. « C’est pour avoir voulu trouver une sortie à la condition humaine que le poème du cinéma a commencé par être vide, par être inhumain ; l’homme nous empêchait de voir l’homme. Les premiers poèmes purs de Richter, de Rutman [sic], étaient complètement abstraits, mouvements purs, de volumes, de superficies, de lignes géométriques. Mais le véritable chemin de la recherche exige de ne pas abandonner complètement l’homme » [24]. Remarquons que cette lutte contre le déficit ontologique des artifices culturels chez Fondane est récurrente dans son œuvre qui l’associe avec le thème du « mal des fantômes » lorsqu’il porte sur la déréalisation de l’existant. Il s’agit toujours dans sa démarche philosophique ou poétique de reconquérir un réel occulté, humilié, travesti par les masques culturels de l’idéalisme et des normes sociales, morales ou idéologiques. C’est dans l’humour tragique du cinéma burlesque, de la pantomime et de l’absurde, avec une forte dose de tragique et de subversion sociale, que Fondane cherchera une solution, notamment dans son film aujourd’hui disparu Tararira (1936) en réalisant une comédie musicale baroque comique et tragique, cherchant dans les ressources de la commedia dell’arte et le film burlesque l’héritage du lyrisme des années vingt qui s’achevait sur le saccage en musique d’un salon bourgeois, au son du Boléro de Ravel. Le choix du Boléro mériterait une longue analyse, non pas tant à cause de sa référence ironique à l’Argentine, que pour son accélération catastrophique qui parvient à détruire de l’intérieur une structure thématique circulaire.

Dans l’un de ses séminaires, Deleuze s’interrogeait sur la catastrophe en peinture : « on va de la catastrophe représentée, soit la catastrophe locale, soit la catastrophe d’ensemble, sur le tableau, à une catastrophe beaucoup plus secrète, catastrophe qui affecte l’acte de peindre en lui-même » [25]. Prenant pour exemple la dissolution du représenté chez Turner, il se demande : « Fallait-il passer par la catastrophe dans l’acte de peindre pour que la couleur naisse, la couleur comme création picturale ? » ; de même, nous pourrions nous demander s’il ne fallait pas passer par la catastrophe dans l’acte de filmer pour que l’image filmique naisse ? S’il en est ainsi, comme dans la réflexion deleuzienne sur la catastrophe chez Turner et Cézanne, la catastrophe dans le cinéma est sans doute l’acte inaugural, mais non suffisant, de toute authenticité. Mais il faut naturellement distinguer la catastrophe narrative de la catastrophe dans l’acte de filmer, de concevoir un film, qui sont très différents, mais non pas indépendants car la figuration narrative de la catastrophe peut servir de médiation symbolique pour indiquer la catastrophe fondatrice de tout acte de création authentique.

Le poème cinématographique pour être un véritable poiein serait donc essentiellement transgressif et libératoire. Parmi les héritiers de ce cinéma sonore, je voudrais évoquer Meshes of the Afternoon (1943) et Ritual in Transfigurated Time (1946) de Maya Deren (figs. 6 et 7), de son vrai nom, Eleanora Derenkowskaia (1917-1961) : rupture des continuités topographiques, onirisme, rupture du principe d’identité, absence de trame narrative rationnelle servent essentiellement à interroger le temps transfiguré de l’inconscient et les multiples intuitions de la mort qui parsèment les films de Maya Deren  [26]. Chez elle, il s’agit clairement d’une libération des limites du langage [27]. La catastrophe ici peut certes être interrogée dans un cadre psychanalytique freudien ou lacanien, mais ici, c’est l’effondrement des catégories fondamentales d’identité, de causalité, d’unité et de succession dans Ritual in Transfigurated Time (1946), absolument silencieux, qui nous intéresse. L’expérience américaine de Maya Deren s’inscrit à la fois dans la continuité des expériences de Duchamp et Cocteau : le film est bien « source pétrifiante de la pensée » (Cocteau) offrant une sorte de regard d’Orphée qui fait s’évanouir le réel en le révélant. Dans ce travail sur le temps, l’espace et les identités, le symbole est une limite négative, qui fait plutôt obstacle, parce qu’il réclame ses codifications iconographiques, sémiotiques, culturelles ou sociales tandis que nous nous intéressons maintenant à la libération à l’égard de ces codifications dans un travail d’invention de l’individualité par elle-même, même si la médiation technique du cinéma est incontournable.

 

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[12] A paraître dans la revue La Sœur de l’ange, texte annoté par Olivier Salazar-Ferrer, n° 13, 2013.
[13] B. Fondane, « Titanic », Le Mal des fantômes [abrégé désormais MF], Lagrasse, Verdier Poche, 2006, p. 103.
[14] B. Fondane, MF, p. 110
[15] B. Fondane, « Du muet au parlant – Grandeur et décadence du cinéma parlant », Bifur, n°  5, 30 avril 1930, dans EC, pp. 82-83.
[16] B. Fondane, « Le grand ballet de la poésie française », op. cit., p. 55.
[17] R. Clair, « Cinéma pur et poésie », dans Cinéma d’hier, cinéma d’aujourd’hui, op. cit., pp. 145-156.
[18] Abbé Brémond, Prière et poésie, 1925 ; La Poésie pure, 1926.
[19] Voir A. Virmaux, « Un article pugnace », Cahiers Benjamin Fondane, automne, 1998, p. 85.
[20] P. Ramain, « Sur le soi-disant “film pur” », Cinéa-Ciné pour tous, n° 128, 1er mars 1929, pp. 7-8.
[21] B. Fondane, « Présentation de films purs », EC, p. 74.
[22] Ibid., p. 67.
[23] B. Fondane, La Conscience malheureuse, Paris, Plasma, 1979, p. 21. « Loin d’être une disposition fondamentale qui le pousse inexorablement vers le péché, il s’agit, tout au contraire, dans la pensée de Chestov, d’une puissance – la seule – qui transcende le péché, en montre l’inanité, le Rien. Puissance intermittente, qui se donne dans les « soudain », les « tout à coups » et le plus souvent à l’occasion de ce que Chestov appelle « le moment catastrophique ». Il faut le dénûment total de l’individu — ce dénûment total de Job, dont parle Kierkegaard — pour qu’intervienne l’angoisse ; sans doute alors découvre-t-elle le Rien, mais ce Rien, c’est le néant de l’éthique, de la connaissance, des œuvres, des religions, de l’Esprit », B. Fondane, La Conscience malheureuse, Lagrasse, Verdier Philosophie, 2013, p. 242.
[24] B. Fondane, « Le poème cinématographique », dans « Benjamin Fondane, esthétique et cinéma », La Part de l’œil, « L’Art et la fonction symbolique », n° 25/26, 2010/2011.
[25] La voix de Gilles Deleuze : « Cours du 31/03/81 », sur le site de l’Université Paris 8.
[26] « Artistic freedom means that the amateur filmmaker is never forced to sacrifice visual drama and beauty to a stream of words... to the relentless activity and explanations of a plot... nor is the amateur production expected to return profit on a huge investment by holding the attention of a massive and motley audience for 90 minutes... Instead of trying to invent a plot that moves, use the movement of wind, or water, children, people, elevators, balls, etc. as a poem might celebrate these. And use your freedom to experiment with visual ideas; your mistakes will not get you fired » (M. Deren, « Amateur Versus Professional », Film Culture, 39 (1965), pp. 45-46).
[27] M. Deren, « A letter », dans Essential Deren — Collected Writing on Film by Maya Deren, edited by Bruce R. McPherson, Kingston, New York, Documentext, 2005, p. 191.