Le poème cinématographique
comme
catastrophe
- Olivier Salazar-Ferrer
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Figs. 8 à 12. Veit Helmer, Tuvalu, 1999.
Ce moment de rupture avec les codifications est sans doute essentiel à toute poésie, et sans doute à tout art, mais le cinéma s’adresse à une relation dialectique au langage. Il faudrait explorer ici les principes de rupture qui font du cinéma d’auteur le lieu même de l’étrangeté salvatrice. Je prendrai un seul exemple ici qui me semble intéressant parce qu’il offre une continuité avec la réflexion catastrophiste de Benjamin Fondane. Il s’agit du film de Veit Helmer Tuvalu (1999) (figs. 8 à 12) qui a été diffusé de façon assez restreinte dans des cinémas d’art et d’essais européens. Je prends ce film car il se déroule entièrement dans un espace voué à la destruction, un établissement fantastique de bains thermaux quelque part en « Absurdistan et Balkanie », selon l’expression de son réalisateur. Le film renonce aux dialogues et mêle plusieurs langages européens qui sont intégrés à la matière sonore des objets et de l’environnement de façon à leur retirer leur fonction de structuration narrative ou d’identification psychologique des personnages. Lorsque la parole surgit à la fin chez Anton, c’est au moment libératoire. Interjections et onomatopées où la fonction déictique est privilégiée, avec quelques noms prononcés de personnages, constituent les seuls actes d’expression individuels verbaux. Les mots sont des ponctuations rythmiques. Le nom propre associe la parole à une désignation singulière. Ainsi, la valeur sensorielle, expressive et performative du son est plus importante que sa valeur informative, sémantique et narrative : bruits de tuyaux, bruits d’eau, de vent sont intégrés à la bande musicale, composée par Jürgen Knieper, compositeur de Wim Wenders. Ainsi, Tuvalu est tout sauf un film muet de l’avis de son réalisateur.
Dans le film, Anton (Denis Lavant) déclenche chaque jour un magnétophone pour faire croire à son père aveugle, Karl (Philippe Clay) que la piscine est pleine de clients. C’est un leurre sonore qui constitue un véritable motif car les personnages vont tenter de faire survivre les bains jusqu’au bout dans une fraternité désespérée, masquant la décadence, les fractures, les trous des toitures au contrôleur jusqu’à la catastrophe finale. Ce leurre sonore est l’équivalent du leurre visuel du cinéma lui-même, et la preuve en est que le spectateur se rend compte plus tard que Karl avait toujours été conscient de l’artifice.
Ce traitement du son renoue avec la bande sonore dans M le Maudit (M – Eine Stadt sucht einen Mörder, 1931) de Fritz Lang ou de Chaplin dans Les Temps modernes (1936) lorsqu’il faut intégrer le son aux techniques du muet empruntées au film de Buster Keaton et de Chaplin, y compris les accélérations et ralentissements des mouvements des acteurs [28]. L’espace paratopique, pour reprendre le concept de Greimas, est constitué par la tension entre deux espaces : l’établissement des bains au-dessus duquel Anton, le fils, tout entier écrasé par la présence aveugle de la loi du père, a installé un faux poste de pilotage et le port désaffecté (le port de Varna en Bulgarie) où se trouve le bateau du capitaine Gustav (Djoko Rossich) avec sa fille Eva (jouée par l’actrice tatar Chulpan Hamatova). La dialectique de l’espace fermé et de l’espace ouvert répond aussi aux deux personnages clés : d’un côté, Anton avec son père, vieux maître nageur aveugle, et leur monde autistique et, de l’autre, celui d’Eva et la quête de l’île Tuvalu. L’espace central des bains est voué à la destruction mais il est animé (au sens latin d’anima) par l’espoir d’une régénération vers l’espace hétérotopique de l’île. Les techniques d’expression du cinéma muet (éclairages, accélération des mouvements, coloration en sépia, bleu, rouge de la pellicule noir et blanc) sont utilisées. Si nous appliquons la méthode bachelardienne à l’imaginaire visuel cinématographique, ce que nous appelons lyrisme ou poésie au cinéma est souvent lié à la perception de structures mythographiques structurantes qui organisent en particulier les valeurs symboliques des éléments, comme cela est très évident chez Jean Vigo. Ainsi le bain d’Eva dans la piscine avec son poisson rouge dans un bocal présente une nymphe proche de celle de L’Amour fou de Breton, avec ses valeurs purifiantes et baptismales. La nage dansante d’Eva avec son poisson est traitée par déformation visuelle de l’image qui fluidifie son corps. Ainsi, l’eau est un élément ambivalent, facteur actif de la destruction sous la forme de pluie, humidité, stagnation, elle est purifiante, sublimante, salvatrice, vecteur d’utopie et de désir.
Grégor cherche à détruire les bains pour les remplacer par un vaste projet immobilier, appuyé sur un régime oligarchique corrompu et spectral qui évoque un ancien régime communiste. Destruction et création se trouvent finalement réconciliées par la mort de Karl et le transfert (véritable greffe du cœur) de la chaufferie des bains vers la chaufferie du bateau. Le principe de vie est identifié au cœur-machine qui unit l’espace catastrophique et l’espace utopique. L’espace-temps est utopique car deux lieux : les bains décadents et l’île de Tuvalu (comme île séparée de l’Histoire) se trouvent associés dans une dialectique onirique, unis par un élément central symbolique, le moteur impérial et son piston, cœur mécanique commun aux deux espaces utopiques. Dans cette tentative, certains critiques ont voulu déceler une contradiction entre les techniques du cinéma muet et la naïveté de la narration, au prétexte que le cinéma muet n’a jamais été naïf, mais ce serait confondre la naïveté des personnages de la narration avec le métalangage de la réalisation [29]. C’est plutôt l’atmosphère d’une posthistoire idéologique communiste qui donne sa valeur à ce film par opposition aux films de Jeunet et Caro qui ont pour cadre les milieux sociaux franco-français saisis dans leurs clichés mémoriels.
Dans Tuvalu, le naufrage idéologique d’un concept de progrès inhérent aux communismes d’Europe centrale donne à la structure utopique (non politique) du récit une valeur toute particulière.
Dans le film, plusieurs simulacres sont proposés : la poupée gonflable, simulacre d’Eva, l’enregistrement sonore, simulacre du présent (ou du passé-présent), simulacre de la valeur économique avec les boutons remplaçant la monnaie à la caisse, la fausse musculature gonflable de Karl, l’oiseau artificiel au début qui survole les bains, simulacre de plage tropicale sur les bords de la piscine, la fausse passerelle de bateau sur le toit de l’établissement des bains ou encore les rêves en couleur d’Eva. L’utopie insulaire, cet ailleurs lumineux, se présente comme une sortie du règne des simulacres qui représentent une tentative dérisoire et artificielle pour répéter un passé révolu ou mimer la satisfaction d’un désir impossible. Mais d’un autre côté, le simulacre dévoile la pleine humanité du désir qui est à sa source : la résistance au temps, le désir de répétition, l’enchantement dérisoire et infantile de la forme mimée. La gestuelle de la pantomime des acteurs dans Tuvalu convient parfaitement à cette exhibition des simulacres qui appartient à la spectralité générale des lieux. Espace fantôme peuplé de nombreux simulacres, les bains représentent une vaste illusion qui agit comme une métaphore métaphysique, à la manière du théâtre baroque de Calderón de la Barca. Face au réalisme noir d’une ville d’un régime socialiste industriel, absurde, décadent et corrompu en pleine décomposition organique, l’innocence, le jeu et l’émerveillement du couple Anton-Eva composent un jeu avec le monde. Veit Helmer, après Chaplin, retrouve un lyrisme poétique de la machine contre la machine destructrice du réalisme socialiste. C’est le sens de l’effondrement des bains sous les coups de boutoir d’une terrifiante machine dont la fabrication évoque l’industrie métallurgique socialiste.
Dans ce film, les techniques du burlesque sont reprises de façon postmoderne de façon à penser de façon originale la relation du film à la mémoire et au temps, mais aussi la loi du père comme limite à détruire. Le cœur de la machine est transposé dans une recréation de la vie que le bateau final est chargé de conduire vers tous les possibles. En cela, Tuvalu peut être considéré comme un film sur la libération à l’égard de toute dictature patriarcale sur la possibilité existentielle. René Char déclarait : « Notre héritage n’est précédé d’aucun testament ». Le cinéma selon Fondane est une expérience à la limite, à la limite du langage et de la rationalité, mais cette défamiliarisation des arts visuels n’est peut-être que la correspondance secrète la plus juste avec la défamiliarisation interne au langage que la poésie ne cesse de recommencer. Tuvalu, avec ses anachronismes postmodernes, fonctionne comme un rappel, ou comme un signal d’alarme, dans une industrie où la répétition des schèmes narratifs et des images consommables constitue la matière du cinéma. Des idéaux de l’avant-garde des années vingt aux films expérimentaux qui explorent les marges du discours cinématographique codifié, c’est une pensée du catastrophique qui est apte à lui rendre son sens originel de création.