Achik Kerib, de Paradjanov, ou la fonction
poétique du langage cinématographique
- Marion Poirson-Dechonne
_______________________________
Fig. 4. S. Paradjanov, Achik Kerib, 1988
Fig. 5. S. Paradjanov, Achik Kerib, 1988
L’image mensongère conduit à la cécité, ou plutôt, Paradjanov métaphorise ainsi le processus qui crée l’aveuglement : la mère croit ce qu’elle voit. De même, au cinéma, voir c’est croire. De façon symétrique, la guérison intervient grâce à une pincée de terre miraculeuse, que le poète applique sur les yeux de sa mère. Accusé de mensonge, au sujet de son voyage, par le frère de Kurshed Bek, il invoque, pour cautionner sa parole, le miracle qu’il s’apprête à accomplir. Le filmage joue sur un brouillage de l’énonciation. Ainsi, dans un premier temps, la mère apparaît floue, ce qui ne saurait correspondre à son regard. C’est le spectateur qui est amené à la voir ainsi, comme s’il était lui aussi mis en état de cécité, et s’apprêtait à voir à nouveau. Dans cette première phase, il ne se trouve pas à sa place. Ce n’est que dans un second temps que Paradjanov utilise les plans subjectifs : une mise au point permet de passer progressivement de formes géométriques à la vision des formes nettes, mais entre ces deux étapes, un volet noir, ponctuation filmique classique, mais verticale, s’ouvre et disparaît, manifestant la disparition de la cécité. Ces formes géométriques renvoient sans doute à l’image de vitraux hors champ, ou peut-être s’agit-il d’une observation sur la manière progressive dont les aveugles recouvrent la vue.
Ces plans, que nous n’avions pas encore aperçus, se révèlent à nous. Nous les découvrons en même temps que la mère du poète. La parole du fils, qu’elle voit enfin, peut être crue. L’impact du mensonge disparaît avec sa manifestation physique, la cécité, mais on retrouve le procédé irréalisant : les colombes et les grenades, du noir virent au blanc, couleur nuptiale (fig. 4). Le mensonge et la cécité apparaissent liés, l’aveuglement physique traduit celui de l’esprit, tout comme la vision et la vérité. Saint Georges, incarnation du bien, qui permet d’opérer le miracle, est vêtu de blanc. Sa barbe blanche et la fourrure dont il est vêtu ne se détachent pas sur le ciel incolore. Quand il somme le poète de monter sur son cheval, la solarisation et la surexposition traduisent l’éblouissement du surnaturel. Le cinéma en noir et blanc allait de l’extrême noir à l’extrême blanc. Celui de Paradjanov nous confronte au noir total de la cécité, du mensonge et de l’aveuglement, et à cet autre extrême, le blanc éblouissant du surnaturel, de la vérité et de la vision (fig. 5).
Paradjanov a amplifié le thème du conte, qu’il développe avec le mariage des aveugles comme une sorte de métaphore filée. La cécité de la mère est redoublée par la séquence du mariage des aveugles. La gestuelle de leurs déplacements semble constituer une citation de La Parabole des aveugles de Bruegel, dans laquelle certains commentateurs ont cru voir l’inspiration du poème de Baudelaire. En même temps, le film procède par accumulation, de manière symétrique, car la séquence qui suit lui apparaît étroitement liée : cette fois, ce sont des sourds-muets qui se marient. Il semble qu’une image en entraîne une autre. L’annonce de la possibilité du miracle par Saint Georges se fait alors qu’un groupe d’aveugles, qui se déplace en file indienne, comme ceux de la noce, et que la mère suit, est apparu dans le champ. Le film tisse des liens qui s’enchevêtrent étroitement.
Les films de Paradjanov, un langage poétique
Cette correspondance des significations, cette multiplication des symboles renvoie à un autre aspect de la fonction poétique du langage cinématographique, qui crée un univers de correspondances grâce à divers procédés. Ceux-ci, souvent difficiles à déchiffrer, constituent un langage crypté, énigmatique, offert au déchiffrement du spectateur.
Signe et sens, la question de l’énigme
Raoul Ruiz, dans Poétique du cinéma 2 [17], définit la poésie comme « une tension entre l’allégorie et le mystère ». Cette définition pourrait s’appliquer au cinéma de Paradjanov. Il exprime une pensée poétique, et use des ressources particulières du langage cinématographique, tel que l’a défini Christian Metz, dans son article « Le cinéma langue ou langage ? » [18]. Comme tout langage, le cinéma soulève la question du signe et du sens, du signifiant et signifié qu’ont explorée Saussure, Jakobson, et même Pasolini, ce réalisateur poète dont Paradjanov se réclamait. Ces deux cinéastes ont contribué à construire un cinéma poétique. Que peut-on entendre par là ? Quelle signification supplémentaire accorder à ce terme ? Un cinéma poétique est, me semble-t-il, un cinéma qui repose sur l’utilisation de la fonction poétique du langage, évoquée par Roman Jakobson [19] : « L’accent mis sur le message pour son propre compte est ce qui caractérise la fonction poétique du langage. »
Il paraît donc essentiel de s’intéresser à celle-ci, en s’attachant à une étude minutieuse du langage d’Achik Kerib, tout en sachant que la poésie excède la fonction poétique, ne saurait se réduire à elle, comme le précise le linguiste : « La fonction poétique n’est pas la seule fonction de l’art du langage, elle en est cependant la fonction dominante, déterminante, cependant que dans les autres activités verbales elle ne joue qu’un rôle subsidiaire, accessoire. Cette fonction, qui met en évidence le côté palpable des signes, approfondit par là même la dichotomie fondamentale des signes et des objets. » Toutefois, la fonction poétique ne se réduit pas non plus au seul domaine de la poésie, elle en excède les limites, tout comme la théâtralité sort de celles du théâtre. Jakobson nous met en garde contre la tentation de réduire l’analyse linguistique à la fonction poétique, car tout texte met en œuvre plusieurs fonctions de communication à la fois (référentielle, conative, émotive, phatique ou métalinguistique), et celui de Paradjanov ne fait pas exception. Il en va de même pour le cinéma, qui nécessite un émetteur et un récepteur, ces derniers étant aussi construits par le texte filmique.
Ainsi, l’écart avec la fonction mimétique du langage apparaît dans ce travail de la forme filmique. Borges, dans L’Art de poésie, rapprochait la poésie de la musique, en évoquant le plaisir que l’on tirait de la cadence des mots, indépendamment de leur sens. Il citait ces vers « qui ne veulent rien dire (encore qu’ils offrent un sens, non pour notre raison mais pour notre imagination) » [20]. Il recommande de ne pas chercher à l’éclaircir : « L’énigme devrait suffire. Nous n’avons nul besoin de la déchiffrer. Elle est là, doit rester là » [21]. Un peu différemment, Michaël Riffaterre développe la notion d’obliquité qui lui semble caractériser le langage poétique.
La représentation peut simplement être altérée de manière sensible et persistante en s’écartant de la vraisemblance ou de ce que le contexte avait amené le lecteur à attendre, mais elle peut aussi être gauchie par une grammaire ou un lexique déviant (détails contradictoires, par exemple) – ce que j’appellerai agrammaticalité. Enfin, la représentation peut se trouver totalement annulée, dans le cas du non-sens [22].
Ces agrammaticalités, le lecteur les constitue en paradigme, et analyse le réseau de significations qu’elles construisent. La dimension lacunaire qui émane des manques ou des condensations produites par un texte sollicite la compétence du lecteur, ou du spectateur, qui s’efforce de les décrypter. Elle s’exprime volontiers dans les séquences de rêve, déjà mentionnées, ou dans celles présentant un caractère onirique, mais dépourvues d’explications. Achik Kerib, qui s’éloigne de la représentation mimétique de la réalité, et crée un univers de signes, joue constamment sur une dimension énigmatique. Le film repose sur la réitération de l’ellipse, figure privilégiée par le langage poétique (chez Borges en particulier) car elle suscite l’obscurité, le mystère. Ainsi, que signifient certaines images étranges, comme le bandeau des aveugles, incrusté d’un petit miroir, semblable à un minuscule soleil ? Peter Greenaway avait usé d’un procédé un peu semblable dans The Draughtsman’s Contract, dont un personnage jouait les statues : l’explication rationnelle qui s’y attachait avait été supprimée du film, créant une forme d’opacité.
L’incipit, dont la fonction traditionnelle consiste à informer le spectateur, en lui donnant des éléments de compréhension de cet univers inconnu que constitue le film, s’écarte de sa vocation initiale : il apporte au spectateur plus de questions que de réponses. Dans le texte de Lermontov, Achik et Mogoul se rencontraient à un mariage. Dans celui de Paradjanov, il semble question de rituel de mariage ou de fiançailles, mais l’événement bouleverse la chronologie du film : dans une des séquences suivantes, la demande du jeune homme est rejetée par le père de son aimée. L’absence d’ancrage temporel, la présence d’un couple déjà constitué, des personnages enfin dont on ignore l’identité, nous incitent à questionner le statut de l’image : s’agit-il là d’une scène réelle, ou fantasmée ? Les actions paraissent pourtant simples : les jeunes gens se poursuivent, lui verse des grains de riz, elle des pétales de roses, des gens dansent, un homme en provoque un autre, qui riposte. Dans la deuxième partie de la séquence, un long plan fixe composé et filmé comme une miniature montre les amoureux effeuillant la marguerite, et l’homme déclarant son amour à la femme.
[17] R. Ruiz, Poétique du cinéma 2, Dis-voir, 2006, p. 14.
[18] Chr. Metz, « Le cinéma, langue ou langage ? », Communications, 1964.
[19] R. Jakobson, « Les six fonctions du langage et la fonction poétique en particulier », extrait de Essais de linguistique générale, site Internet, Le roseau pensant, téléchargé le 15/02/2013.
[20] J. L. Borges, L’Art de poésie, op. cit., p. 81.
[21] Ibid. p. 84.
[22] M. Riffaterre, Sémiotique de la Poésie, op. cit., p. 14.