Achik Kerib, de Paradjanov, ou la fonction
poétique du langage cinématographique

- Marion Poirson-Dechonne
_______________________________

pages 1 2 3 4 5

fig2

Fig. 2. S. Paradjanov, Achik Kerib, 1988

 

fig3

Fig. 3. S. Paradjanov, Achik Kerib, 1988

Le cinéma de Paradjanov s’apparente à des images de rêve. L’esthétique du collage qui est la sienne, en associant des éléments inattendus, suscite une étrangeté proche de celle de l’univers onirique. Cet onirisme intervient plus particulièrement dans les séquences qui s’éloignent du récit de Lermontov et qui sont liées par une thématique commune, comme celles du mariage des aveugles puis des sourds-muets, deux noces unissant des personnes affligées d’un handicap, qui rappellent le désir contrarié des amoureux. Ces deux séquences de mariage, traitées un peu différemment, s’ouvrent toutes deux sur l’image du poète endormi. Dans la première, il se trouve dans une bergerie. Des flots de fumée créent une sensation d’évanescence. La bande-son apparaît brouillée, deux voix se mélangent, associées à la musique acousmatique et aux bêlements des brebis. Dans la seconde, des plans rapprochés, le visage du poète s’endormant, puis avec les yeux fermés, connotent le sommeil. Lorsque Achik est interpellé par deux crieurs, juchés sur des ânes, sortes de figures angéliques qui se servent de coquillages comme de porte-voix, et le somment de se rendre à un mariage, il paraît s’éveiller.

Le décor demeure assez étrange : la première cérémonie intervient dans un cimetière, la seconde au bord d’une cascade. La cécité est signifiée par le noir des accessoires et des costumes (les mariés portent du blanc), la présence de la mort, et les bandeaux incrustés d’étranges bijoux à la place des yeux. La gestuelle des personnages qui se lèvent de table pourrait constituer une citation du tableau de Bruegel, La Parabole des aveugles (fig. 2). A certains moments, la continuité spatiale s’interrompt (la mariée, portée par le marié, semble se trouver debout dans un des plans suivants : la tête de la jeune femme, qui fait face au visage du poète, apparaît ensuite dans le champ, puis un plan d’ensemble la montre debout). Les changements de vêtements d’Achik, que la trahison a dépouillé de toutes ses possessions matérielles, intriguent. Dans la séquence des sourds-muets, qui commence avec la reprise de l’image des crieurs, le langage des signes se substitue à la parole, mais Achik joue du saaz comme si les convives entendaient. L’accent est moins mis sur la logique des actions que sur les rythmes plastiques, les lumières et les couleurs. La caméra opère des recadrages. La mutité et la surdité sont figurées par le silence des personnages. Comme dans la séquence précédente, l’atmosphère demeure étrange. Cet irréalisme se manifeste dans les déplacements des groupes, presque chorégraphiques, la mise en espace de la position des corps et leur filmage.

Mais en fait, c’est toute la construction du film qui, avec l’énonciation, participe de cette étrangeté, en jouant sur le redoublement de la voix (l’une in et l’autre off), sur la dualité narrative, avec ces deux figures de poètes, redoublées par les deux figures énonciatives qui jalonnent le récit et ponctuent son déroulement, en annonçant les événements, mettant en garde le protagoniste ou lui donnant des ordres, tel un avatar de chœur antique. Le texte filmique est tissé de multiples éléments oniriques, qui se substituent à la narration de Lermontov pour proposer une alternative. Ces passages de rêve ressortissent à une organisation thématique, qui privilégie moins l’histoire racontée que la déclinaison d’un motif, réfléchissant le film, dans une juxtaposition qui n’est pas sans rappeler, pour reprendre une expression de Tom Gunning [15], le montage discontinu des premiers temps du cinéma. Le cinéaste renouvelle la forme d’une manière assez proche de celle qu’utilisait la poésie, redonnant aux mots leur sens originel. Ici, c’est le montage des origines qui se trouve réactivé. Ce qui nous paraît étrange, c’est sa dimension asyndétique, que Gunning comparait à celle de l’épopée médiévale ; elle contribue au climat onirique, tout comme le filmage du regard et du corps du poète. Représenté tantôt dormant, tantôt les yeux grands ouverts, il figure le rêveur dans tous ses états. Lorsqu’il rêve éveillé, il adopte une posture qui pourrait renvoyer au rêve du spectateur.

 

Regard et cécité, de la poésie au cinéma

 

Le cinéma est un art de voyeurs. Il ne cesse de mobiliser la question du regard. Qu’il s’agisse des films des origines, dits « à trou de serrure », prenant le relais de certains appareils d’optique, ou d’œuvres emblématiques, Peeping Tom (1960), de Michaël Powell, Rear Window (1954), d’Alfred Hitchcock, The Draugthsman’s Contract (1982), de Peter Greenaway, le septième art a souvent mis en abyme sa dimension voyeuriste. Dans Achik Kerib, un motif se tisse, celui de la vision et de la cécité, nous renvoyant au cinéma, mais aussi à la poésie, qui, selon la tradition, accorde une large place à ce motif. Peut-être remonte-t-il à ces temps archaïques, qui entrelaçaient sans distinction magie, religion, poésie, faisant du poète un vates. La légende veut qu’Homère ait été aveugle, tout comme le devin Tirésias de l’Odyssée. La vision des choses immatérielles s’accompagne souvent de la perte de la vue physique. La sphère du sacré, à laquelle ce pouvoir se rattache, exige une privation, un sacrifice, permettant l’équilibre, la symétrie, le maintien de l’ordre cosmique. Cet aspect s’est perpétué, si bien que, dans la tradition occidentale, le poète constitue un paradoxe : il est souvent aveugle et voyant. Déjà, dans l’histoire de Regulus, souvent figurée en peinture, l’éblouissement va souvent de pair avec l’aveuglement. Les yeux privés de paupières du héros contemplent le soleil en face, mais sa brûlure les détruit. Dans la langue russe, tout un réseau sémantique s’est tissé autour du verbe vidit (voir). Il entre dans la composition du mot viédma, sorcière, c’est-à-dire celle qui voit, comme dans celui qui désigne l’information, izvestia. Dans le film de Tim Burton, Big Fish (2003), la sorcière est borgne, mais les enfants peuvent lire leur avenir dans l’œil caché par le bandeau.

Sayat Nova (1969) établissait un lien entre présage et cécité, comme le montre le motif de l’ange de la mort, les yeux couverts d’un bandeau de métal. Il annonçait le décès du poète. Dans Les Chevaux de feu (1965), l’aveuglement constituait l’épreuve précédant la vision. La Légende de la forteresse de Souram (1984), Andriech (1954), Les Chevaux de feu établissent souvent un va-et-vient entre vision, cécité et voyance. Achik Kerib décline le motif de manière insistante mais en dissocie les éléments. La cécité, en effet, ne touche pas le poète, mais sa génitrice. Saint Georges offre au protagoniste la possibilité d’opérer un miracle, rendre la vue à sa mère qui l’a perdue (fig. 3). Il se trouve provisoirement investi d’un pouvoir, de type christique, puisqu’il rend la vue à l’aveugle, en suivant le même mode opératoire, ou presque : il prélève la terre des sabots du cheval du saint (autre opérateur de miracle), sans le mouiller de salive, comme l’avait fait Jésus. Achik Kerib n’appartient pas à la lignée de ces aveugles visionnaires, mais c’est lui qui redonne la vue. Le thème de la vision et de la cécité parcourt le film, une constante dans l’œuvre du réalisateur.

Dans la séquence du miracle, le visage de la mère surgit, dès le premier plan, comme une apparition tragique, avec son maquillage excessif, et ses sourcils peints, qui se rejoignent : sa pâleur se détache sur un fond noir, à la manière d’un portrait. Le noir intervient de manière polysémique : il représente la couleur du mal (le cheval de Kurshed Bek est noir, celui de Saint Georges blanc, ce qui crée, dans le film, une symétrie inversée autour des valeurs chromatiques, et du manichéisme du noir et du blanc), du deuil (vêtements des femmes) et enfin de la cécité (dans l’épisode du mariage des aveugles, les nappes aussi sont noires). L’idée du deuil est préfigurée par le changement de couleur des peaux d’animaux suspendues au mur de la maison d’Achik : de blanches, elles sont devenues noires. L’espace se rétrécit, s’assimile à un espace scénique. Le désespoir s’exprime par une figuration chorégraphique de la lamentation, la mère tourne sur elle-même.

La cécité s’installe très vite dans la séquence, de façon quasi immédiate à l’annonce de la mort. Le cinéaste filme en caméra subjective, nous donnant accès à la vision de l’aveugle, de manière non réaliste. L’image devient floue, signalant la vue qui se brouille. Puis un travelling latéral mime la progression d’un regard, qui va de l’image d’une grenade rouge jusqu’à celle d’une grenade noire, de façon fluide et continue. Ce n’est pas une métamorphose par substitution qui nous est donnée à voir, mais le déplacement d’un œil. Paradjanov n’a pas eu recours à un écran noir, code courant pour signifier l’aveuglement, mais a coloré certains objets, signalant le lien étroit entre le deuil et la perte de la vision. La polysémie chromatique, sa dimension symbolique permettent des raccourcis de l’expression visuelle. Nous n’avons pas vu la grenade changer de couleur, juste une juxtaposition, sur une même branche, mais sans simultanéité. Le mouvement de caméra crée cette fois la continuité. La dimension magique est attestée par un code spécifique du cinéma. Christian Metz considérait le montage (autre code spécifique) la première forme de trucage [16]. Le mouvement de caméra assume ici cette fonction. Les procédés utilisés par Paradjanov s’avèrent extrêmement riches de sens.

Ainsi, la cécité maternelle revêt, dans le film, une dimension quelque peu différente de celle du conte. Chez Lermontov, elle intervenait progressivement : les larmes de chagrin, celui de la mort de son fils, avaient usé ses yeux, la conduisant à ne plus voir. Chez Paradjanov, elle apparaît aussi rapidement que le miracle. Elle est provoquée par la parole mensongère, assortie d’un faux témoignage visuel. Les vêtements d’Achik attestent fallacieusement qu’il s’est noyé. Le témoignage de son rival s’appuie sur cette preuve falsifiée. A cette vue, de façon quasi immédiate, le regard de la mère se brouille, ce qui pourrait nous apparaître comme un plan subjectif. Mais, dans un deuxième temps, le statut de l’image change, tandis que s’instaure une correspondance magique entre elle et les choses, qui deviennent noires, pour signifier au spectateur l’irruption de la cécité. Il ne s’agit donc pas de vue subjective, car nous continuons à voir les formes des objets, comme ces grenades, qui se colorent tout à coup en noir. Une figuration plus réaliste de l’aveuglement aurait eu recours à l’écran noir.

 

>suite
retour<
sommaire

[15] T. Gunning, « Le style non-continu du cinéma des premiers temps (1900-1906) », Les Cahiers de la Cinémathèque, n°29 (« Le cinéma des premiers temps 1900-1906 »), Perpignan, hiver 1979.
[16] Chr. Metz, Essais sur la signification au cinéma, Paris, Klincksieck, 1977 (édition augmentée).