Achik Kerib, de Paradjanov, ou la fonction
poétique du langage cinématographique

- Marion Poirson-Dechonne
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Cinéma et poésie, des modes de pensée communs

 

Pensée poétique, pensée magique

 

La poésie se rapproche de la magie par le biais de l’incantation, formule mystérieuse et répétitive, qui se caractérise par son efficacité créatrice, son pouvoir sur le monde. Ainsi, le mot latin carmen, qui désigne le son de la voix et les instruments, puis le poème, mais aussi l’oracle, la prophétie, et enfin les paroles magiques, les enchantements, a donné charme en français. Il peut également s’employer dans la langue religieuse judiciaire, mais ses divers glissements sémantiques tirent le poème du côté de la magie. Sa signification de formule magique s’est affadie en français, mais l’origine du mot demeure significative. Le vates a désigné le prophète avant le poète, et c’est Virgile qui l’a réactivé. Borges, de la même manière, rapproche l’efficacité de la parole divine dans la Bible et la mystique juive de sa puissance en poésie. La poésie renoue avec les origines, en redonnant leur valeur primordiale aux mots [1].

Le cinéma, en revanche, offre des accointances avec la magie par d’autres biais, ceux des instruments et des pratiques. Grâce à l’appareillage qu’il nécessite, l’utilisation des trucages et son lien avec l’illusionnisme, créé par Méliès, il a le pouvoir de faire surgir l’invisible. Dans le livre qui lui est consacré, Maxime Scheinfeigel [2], à la suite d’Edgar Morin [3], recense tout ce qui rapproche le cinéma de la magie, les créatures, les objets (miroirs, boules de cristal), les thématiques (la possession, le double), et analyse la dimension anthropologique de ce lien. Le dispositif traditionnel du cinéma a été comparé aux grottes où se déroulaient des cérémonies initiatiques, et les nouvelles formes que revêt aujourd’hui le septième art viennent renouveler son rapport à la magie.

Si les moyens utilisés pour convoquer la magie diffèrent, on note que celle-ci constitue un moyen privilégié de mise en abyme de ces deux arts, d’autant que le miroir, objet privilégié par les illusionnistes, apparaît comme un puissant opérateur de magie. C’est pourquoi on peut se demander si celle-ci ne constituerait pas l’interface entre cinéma et poésie, le lieu où se rejoignent ces deux pratiques, et plus particulièrement dans les films de Paradjanov, comme Achik Kerib. Deux formes de magie se confrontent, dans la restitution filmique, à travers cette transcription visuelle d’un ancien texte de poésie orale. La magie a toujours joué un rôle clé dans l’œuvre du cinéaste, qu’il s’agisse du sorcier des Chevaux de feu ou d’Achik Kerib. Paradjanov avait conçu deux projets d’adaptation de Lermontov.

 

La première, c’est Démon, un projet du début du siècle, moderne, Méphistophélès, la magie noire, la mystification [4].

 

Faute de crédits, le réalisateur n’avait pu achever le tournage. Des éléments récurrents hantent ses films depuis la rupture des Chevaux de feu avec le réalisme socialiste. Tout se passe comme si l’univers de ses films se retrouvait soumis à la magie, une magie qui ne serait, en définitive, que l’expression de sa liberté créatrice, rompant avec les lois du réalisme et de la mimésis. Le miracle qu’opère le héros éponyme présente une dimension de cet ordre. Le film représente divers exemples de rupture avec les lois naturelles. Le cavalier, qui fait accomplir au héros une distance impossible à couvrir en une seule nuit, se joue de l’espace/temps. Cette caractéristique ressortit au pouvoir même du cinéma, qui construit une géographie imaginaire, associe des lieux très éloignés, par le pouvoir du montage, et fait vivre au spectateur une temporalité différente de celle de la réalité, dans la mesure où le temps du récit coïncide rarement avec celui de la projection. C’est la magie même du cinéma qui s’exhibe à travers ses exemples. Le septième art joue sur l’apparition de l’image ou son occultation par le biais de l’écran noir ; la scène du voyage est filmée en accéléré. Le conte présente des éléments de merveilleux, que le film retranscrit, mais les procédés utilisés pour les visualiser relèvent des trucages cinématographiques. L’épiphanie de saint Georges ou des anges naît du montage, qui crée dans le film une immédiateté magique. La manière dont Paradjanov condense et cristallise des événements progressifs dans le conte, comme l’irruption de la cécité de la mère ou l’improbable trajet du héros éponyme, inscrits par Lermontov et ses prédécesseurs dans la durée ou la répétition, les changements chromatiques, subits et symboliques (les grenades passant du noir au blanc), nous confrontent aussi à l’efficacité quasi magique du cinéma.

En même temps, dans ce recours à la magie cinématographique, perpétuant celle du poème originel, n’y aurait-il pas quelque chose qui ressortit à l’ordre du poétique et du figural ? Et cette dimension ne s’apparenterait-elle pas à un travail sur l’image proche de celui du rêve ?

 

Rêve et création artistique

 

Les poètes bouleversent le langage et le réorganisent. Ils déconstruisent sa syntaxe, en réinventent les règles pour éviter la sclérose. Michaël Riffaterre, dans Sémiotique de la poésie, note que « la langue de la poésie diffère de celle de l’usage courant » [5], même si « la poésie puise dans le vocabulaire et la grammaire de la langue quotidienne » [6], car « la poésie exprime les concepts de manière oblique » [7], et il s’interroge sur « la façon dont le texte poétique génère son sens » [8]. Il constate que cette obliquité peut s’obtenir par trois types de procédés, « déplacement, distorsion ou création de sens » [9].

 

Déplacement : quand le signe glisse d’un sens à l’autre et que le mot en « vaut » pour un autre, comme cela se produit dans la métaphore ou la métonymie. Distorsion : lorsqu’il y a ambiguïté, contradiction ou non-sens. Création : lorsque l’espace textuel agit en tant que principe organisationnel produisant des signes à partir d’éléments linguistiques qui autrement seraient dépourvus de sens [10].

 

Ces trois procédés se rejoignent à travers l’exercice d’une propriété commune : ils « menacent la représentation littéraire de la réalité ou mimésis » [11].

Il n’est pas indifférent que le terme qu’emploie Michaël Riffaterre soit précisément celui que choisit Freud pour désigner l’une des opérations du rêve. Par ailleurs, le poète argentin Jorge Luis Borges soulignait le lien entre onirisme et écriture poétique : « Quand j’écris, j’essaie seulement de communiquer mon rêve… et si ce rêve a des contours flous (comme c’est souvent le cas), je ne cherche pas à l’embellir ou à le comprendre. »

Ne pourrait-on appliquer ces réflexions au cinéma de Paradjanov qui met l’accent sur la beauté plastique du plan, les formes, l’enchaînement d’images esthétiques ? La représentation de la réalité cède la place à la somptuosité d’images dont l’étrangeté évoque une dimension onirique. Et ces opérations que mentionne Michaël Riffaterre ne présentent-elles pas quelques analogies avec le travail opéré par le rêve ? Il fait surgir des images qui apparaissent déformées, en regard de la réalité, des segments juxtaposés, dont l’ordre peut paraître surprenant. Il comporte des lacunes, des failles, il se singularise par une forme de désordre, tant narratif que figuratif, mais recèle une organisation souterraine, qui crée des réseaux de signification. Freud l’a considéré comme une fonction psychique normale, échappant à la sphère de la folie, nécessitant une méthode particulière d’analyse des images, que certains ont jugée applicable aux œuvres d’art. Le procédé de figuration du rêve met en œuvre des logiques disruptives, qui en conditionnent les agencements visuels. Dans son livre sur le figural, Luc Vancheri [12] assimile l’image de rêve à un tissu déchiré, tissé de vestiges et de manques, qu’il convient de restaurer.

Les images du rêve, comme l’a montré Freud, sont produites par une série d’opérations psychiques : condensation, déplacement, prise en compte de la figurabilité et élaboration secondaire. L’image condensée présente une série de caractères qui attestent d’une logique de l’omission. Lacan avait pressenti un lien entre condensation et métonymie, mais Christian Metz a refusé d’assimiler la condensation à la métaphore et le déplacement à la métonymie, jugeant les procédés de figuration trop complexes pour aboutir à la constitution d’un répertoire des figures du discours. Il a pourtant évoqué dans Le Signifiant imaginaire [13] l’attitude psychique du spectateur, qu’il apparente à un rêve éveillé.

Paradjanov lui-même, dans une interview, a revendiqué son lien étroit avec l’onirisme.

 

Je suis un mystique. Si je ne vois pas une scène en rêve, je ne la tourne pas… Si je ne le vois pas en rêve – je ne mens pas, c’est la première fois que je parle de ça – si je ne découvre pas en rêve un brouillard, la plastique d’un rapprochement possible entre deux épisodes, alors je n’écris pas le scénario. Je suis comme un ordinateur. Je passe commande d’un thème. Je me commande la scène et je m’endors. Le lendemain matin, je peux écrire… Malheureusement, toutes les scènes que je me commande sont en noir et blanc [14]…

 

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[1] J. L. Borges, L’Art de Poésie, Paris, Gallimard, NRF, 2000, p. 78.
[2] M. Scheinfeigel, Cinéma et magie, Paris, Colin, 2008.
[3] E. Morin, Le Cinéma ou l’homme imaginaire, Paris, Les Editions de Minuit, 1956.
[4] Interview de Paradjanov, par Charles Tesson, le 7-2-88, traduit par Marilyn Fellous, Cahiers du cinéma, juillet/août 1988.
[5] M. Riffaterre, Sémiotique de la Poésie, Paris, Seuil, 1983, p. 11.
[6] Ibid.
[7] Ibid.
[8] Ibid.
[9] Ibid., p. 12.
[10] Ibid.
[11] Ibid.
[12] L. Vancheri, Les Pensées figurales de l’image, Paris, Colin, 2011.
[13] Chr. Metz, Le Signifiant imaginaire, Paris, Christian Bourgois, 1977.
[14] Interview de Paradjanov, par Charles Tesson, le 7-2-88, art. cit.